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Guerre et pluie, Velibor Čolić (2023) Empty Guerre et pluie, Velibor Čolić (2023)

Lun 22 Jan - 13:07
Guerre et pluie, Velibor Čolić (2023) Sans_t20


La première partie de Guerre et pluie parle de la maladie. Le narrateur (l'auteur lui-même car le récit est autobiographique) est atteint d'une maladie auto-immune terrible, appelée Pemphigus vulgaris, qui s'attaque à la peau, brûle la gorge, crée des aphtes et des éruptions cutanées. C'est un mal visible, très handicapant, que subit Velibor en 2020, au moment de l'épidémie de covid. Il raconte son rapport à la maladie, le traitement qu'on lui donne à l'hôpital. Il décrit avec beaucoup de justesse et de sincérité, avec recul et humour aussi,  ce que provoque la maladie, qui nous condamne à vivre dans un monde à part, d'où le désir est absent. Le malade a pour centre vital ce qui l'atteint et l'espoir d'en guérir.
La maladie le fait s'interroger sur la vie, son passé, sur l'amour :

"Je pense à l'endroit où les amours mortes s'installent. J'imagine nos trajectoires de vie comme des sortes de lignes irrégulières qui se croisent, se rejoignent et s'éloignent. C'est tellement touchant, nous sommes des petites lucioles qui apparaissent, brillent un peu dans les ténèbres et disparaissent. (...) Les gens se rencontrent, tombent amoureux, passent du temps ensemble puis disparaissent."

L'ensemble est empreint de mélancolie, même si on sent la force de l'auteur à travers ces lignes, survivant de la guerre de Yougoslavie à laquelle il a pris part en tant que combattant, puis qu'il a désertée en 1992 pour s'exiler en France.
C'est justement le sujet des deux autres parties : la guerre et la désertion. La maladie fait le lien :

"La maladie ressemble à la guerre, c'est une violence brutale et injuste. Au moment où elle nous arrive, curieusement, le monde qui nous entoure devient plus clair. Le mal nous décentralise et nous place au bon endroit dans le monde. La maladie est une leçon parfaite."

Trente ans séparent le narrateur de la guerre dont il a réchappé, et qui ressort de lui sous la forme de ce mal dermatologique :

"Votre maladie de peau n'est rien d'autre que la guerre qui sort de vous. Par la peau car la peau est le miroir de l'âme."

L'auteur raconte très cruement ce qu'est la guerre, il donne des détails sur ce que l'on voit, les horreurs, l'inhumanité, la cruauté, les odeurs, le sang. Il nous emmène avec lui dans les tranchées, nous fait sentir jusqu'au dégoût ce que vivent les hommes, réduits à leur état de nature puisqu'ils n'ont plus aucune honte de leur corps. Ce qui compte, c'est survivre. Lui, parmi les soldats, prend des notes sur un petit carnet, en cachette. Il a le désir d'être écrivain et se projette dans un avenir :

"Le réalisme dans ma prose n'est pas un manque d'imagination. C'est une sorte d'état hybride par lequel j'essaie de décrire la peur, le bruit et la fureur avec une distance paisible. Avec la sagesse de ceux qui ont survécu."

La vision du soldat, de l'homme de terrain, est sans filtre : on voit les animaux mutilés, une femme violée et aux seins coupés, un ennemi qui se vide de ses intestins. Velibor Čolić n'enjolive pas la guerre, il exprime autant que possible la douleur :

Guerre et pluie, Velibor Čolić (2023) 20240113

La violence est souvent gratuite : le soldat n'est plus un homme. Il tue pour tuer, il assassine même la beauté comme dans ce passage où le surgissement d'une biche sur le front, symbole de légèreté, porteuse d'un instant de grâce, est abattue sans émotion, et même avec un sourire :

"Une créature merveilleuse avec des jambes fines, de grandes oreilles agitées et un œil parfait, une amande vivante. La biche sautille, il me semble qu'elle danse un ballet. Sa sarabande est simple, l'animal est d'une beauté parfaite et frémissante. La biche se réjouit de la nature, grignotant négligemment des feuilles vertes pleines de jus. Sur son dos harmonieux, le soleil et les ombres dessinent des lignes irrégulières, la transformant en zèbre d'Europe. Un autre miracle de l'évolution.
Notre tireur d'élite tire. (...) Voilà le dîner, sourit le sniper."


Les villes sont devenues des champs de ruines : les morts sont partout, les maisons désertées et détruites.

"Parfois, j'ai cru entendre les gémissements d'une maison blessée. C'était terrifiant. Comme si j'entendais le cri des générations qui avaient passé leur vie parmi ces briques écrasées."

Le quotidien des soldats, c'est la peur, le bruit des bombes, le transit intestinal, la mauvaise nourriture, la saleté, la masturbation, le sommeil, beaucoup l'alcool et la drogue.
L'ensemble, désespéré, est malgré tout une invitation à vivre...

"On peut faire ce qu'on veut, espérer, faire la guerre, aimer, détester, mais tout finit toujours comme ça. Dans un lit d'hôpital avec des tubes qui pénètrent dans nos veines".

On croise des chiens faméliques, que personne n'achève, incarnation de l'attente et de l'espoir souvent vain... comme dans ce passage de la "tristesse du chien privé de son os." :



Guerre et pluie, Velibor Čolić (2023) 20240111

Guerre et pluie, Velibor Čolić (2023) 20240112

La désertion, enfin, c'est le courage de fuir son pays natal et de se réduire à l'état de réfugié ou d'exilé. Velibor Čolić est passé par là. Il dit sa fuite, son arrivée en pays étranger, sans rien, avec pour seul objectif de devenir écrivain. Depuis, il s'est fait sa place au cœur de la langue française, dans laquelle il écrit ses textes.
Guerre et pluie est donc le récit sincère, et sans fard, de l'expérience de la guerre. C'est l'exercice d'un écrivain qui sait que son art n'a aucun pouvoir, si ce n'est celui de se sentir vivant :

"La poésie ne peut pas arrêter la guerre.
Mais la guerre non plus ne peut pas arrêter la poésie.
C'est très peu. Pourtant c'est encourageant.
C'est déjà ça."




Guerre et pluie, Velibor Čolić (2023) Sans_t21
Velibor Čolić, prix des lecteurs de la Ville de Brive 2014



CM


Guerre et pluie, Velibor Čolić (2023) 42097010

Gallimard, 1er février 2024.
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