La poésie à vivre (2023)

La poésie à vivre, paroles de poète est un recueil de textes théoriques : comment la poésie se vit-elle ? Réunis par Jean-Pierre Siméon qui préface l'ouvrage, ces morceaux choisis nous racontent comment les poètes vivent leur rapport aux mots.
On y trouve, en ouverture, la "Lettre du voyant" de Rimbaud, le célèbre "Pour écrire un seul vers" de Rilke (Les Cahiers de Malte Laurids Brigge), qui dit combien il faut avoir vécu pour que surgisse la poésie :


Les textes les plus beaux et plus marquants sont ceux de Joë Bousquet, blessé lors de la Première Guerre Mondiale et devenu paraplégique, consacrant sa vie alitée à écrire. Dans l'extrait choisi, il clame son amour à Germaine : elle est celle par qui le réel devient poésie :

"Vous le comprenez, ma chérie ! vous êtes la forme réelle de ce rêve que j'ai toujours caressé, et vous ne serez vous qu'en formant l'élément essentiel de cette irréalité qui a le tableau du monde pour contenu. (...) Soudain, vous êtes ma poésie et vous êtes venue vers moi pour que je ne reste pas enfermé dans les limites d'un art. J'ai été poète pour accéder à vous qui m'avez voulu homme."

(Lettres à Poisson d'Or)

Qui n'a pas éprouvé cette sensation au contact de l'être aimé ?

On retiendra aussi les mots puissants de Zéno Bianu et d'André Velter, tirés de Prendre feu :

"Nous allons nommer ce qui se veut sans dénomination. Les souffles, les caresses, les masques de fer. Nous allons défendre ce qui se veut sans défense. Les spectres, les baisers, les résurgences, le cœur des coquelicots. (...) Nous allons refléter ce qui est sans reflet. Les ivresses, les stupeurs, les ombres rouges. (...) Nous allons rejoindre ce qui reste hors d'atteinte.

Ce qui est de toute beauté."

La poésie est mouvement :


"La poésie, la poésie sur le qui-vive, la poésie qui ne reste pas à quai, la poésie qui ne se cache pas derrière son ombre, la poésie qui ne congédie pas ses prodiges, la poésie est réglée comme un portulan et déréglée par on ne sait quel appelle de sirènes. C'est codé et aléatoire, exact aux rendez-vous qui n'ont pas été pris."

Ou encore ceux d'Aragon, poète de l'amour :

"J'appelle poésie cette dénégation du jour, où les mots disent aussi bien le contraire de ce qu'ils disent que la proclamation de l'interdit, l'aventure du sens ou du non-sens, ô paroles d'égarement qui êtes l'autre jour, la lumière noire des siècles,(...) les bras brisés d'avoir étreint de fureur ou d'amour le fuyant univers des anges, les fantômes du hasard dans leurs linceuls déchirés, l'imaginaire beauté pareille à l'eau pure des sources perdues..."

Il est question, dans cet ouvrage, de "poéthique", selon l'expression de Georges Perros. La poésie est présente dans les mots utilisés pour la décrire... intellectualisée, elle s'exprime tout de même par sa propre langue.

Quelques passages m'ont paru intéressants, comme celui d'Alain Jouffroy qui écrit, dans son Manifeste de la poésie vécue, que "la poésie se manifeste (...) comme une alerte. (...) Il n'y a pas de poésie sans éveil. (...) Toute création poétique est anticipée par une expérience, que j'appelle poésie vécue". Il prend alors pour exemple les coups de revolver à Londres tirés par Verlaine sur Rimbaud, ou encore la guerre des tranchées qui a eu une influence sur les Champs magnétiques de Breton et de Soupault.
La faiblesse des exemples, chez lui ou en général, est qu'ils excluent totalement la femme poète... et c'est une chose que j'ai remarquée dans l'ouvrage : la poésie est du domaine des hommes... Des hommes établis... Même si on croise Virginia Woolf par un extrait d'Orlando, - quand il s'agit d'enterrer un livre à succès car "Qu'est-ce que les éloges et la renommée ont à faire avec la poésie?" -, ou encore furtivement Emily Dickinson ou Marina Tsvetaïeva, on se rend compte que la poésie reste le domaine officiel des hommes... Les poètes du XXème siècle, c'est Siméon, Bobin, Bonnefoy et Jacottet... Où sont les poétesses d'aujourd'hui, les Labé, les Mansour ? Certes, on lit des mots d'Andrée Chedid (qui n'incarne pas pour moi la puissance de la poésie...), ou les très théoriques d'Annie Lebrun... À croire que les femmes ne pourraient qu'être muses et chantées ? Et Claude Cahun ? Et le souffle poétique de Violette Leduc qui clame son amour affamé à Simone de Beauvoir? Celui de la prose de Colette, une poésie à vivre elle aussi ? Je n'aurais pas aimé la parité pour la parité... mais que les lignes respirent de manière naturellement plus féminine. Malheureusement, cela me donne toujours l'impression que c’est une affaire d'homme dans laquelle on tolère quelques femmes.
Certes, on ne peut pas tout dire, et ce petit ouvrage n'a pas du tout la prétention d'être exhaustif, JP Siméon voulant montrer par ces textes comment la poésie prend sa source dans l'expérience... Pourquoi cette faible présence des femmes, écrivant et vivant pourtant avec une sensibilité bien plus aiguisée, parfois... (souvent?) que celle des hommes qui ont toujours eu la main mise sur la poésie ? Je ne peux m'empêcher de penser que c'est leur condition de femmes qui les a tenues, qui les tient à l'écart des publications ou/et de la reconnaissance (leur poésie à vivre serait-elle le quotidien, les enfants, les fourneaux pendant que les hommes réfléchissent à leur prose et à leurs vers...?). On leur accorde souvent la poésie gentille des petits oiseaux, de l'exilée, des bons sentiments... C'est rarement une poésie de tripes ou passionnée... Quel est l'équivalent du Rimbaud féminin ? Cependant, il existe, il a existé, mais on l'a sûrement muselé, ignoré, condamné à l'ombre.

Il reste tout de même que c'est une jolie anthologie qui fournit matière à réflexion sur le sujet...

CM