Marie-Hélène Lafon, Les Sources (2023)

Marie-Hélène Lafon, Les Sources, Buchet/Chastel, 2023, 118 pages, 16,50 euros
Mariée depuis huit ans à Pierre, un homme qui tire ses « sources » – ses racines – du Cantal dont il a pris la froideur et la rudesse, « elle » (c’est ainsi que la femme sera désignée tout au long du récit), avec ses trente ans et ses trois enfants, n’en peut plus de son corps, de la ferme pour laquelle elle n’est pas faite, du quotidien auprès de son mari. Son existence est un « saccage », à l’image de son ventre dévasté par les césariennes. À la fin du printemps 1967, elle est devenue, contre « lui », un « gros tas ». Il la frappe, il la méprise. Elle ne peut rien, ni pour elle, ni pour ses enfants. Comment partir sans penser à la Marissou, la divorcée dont on ne parle pas sans dédain ? Comment vendre la ferme acquise à deux ? Comment quitter cette vie taillée sur mesure pour la femme de la campagne, avec ses convenances, ses devoirs, en permanence sous le regard et le jugement des autres ? Pourtant, le dimanche 11 juin 1967, « elle » profite de la fin du repas dominical chez ses parents, quand « il » est parti boire le café chez les siens, pour tout déballer et demander leur protection. Sauvée, elle disparaît aussitôt du récit. Le deuxième temps de l’histoire, raconté de son point de vue à lui, commence sept ans plus tard en 1974. Avare de mots, il laisse percer sa vexation d’avoir perdu le contrôle de sa femme, une bonne à rien, « une femme molle et nulle, nulle en tout ». Elle a le beau rôle, à présent, celui de la victime, mais lui n’est pas perçu – c’est le prisme de cette époque – comme un bourreau. Il est un homme qui assiste au chamboulement de la société post-soixante-huitarde, dérangé par le changement, bousculé par cette émancipation qui a failli lui faire perdre sa ferme, et qui l’a éloigné de ses enfants. Le dernier acte, très bref, se passe en 2021, au moment de la vente de la ferme. C’est Claire, la seconde fille, qui liquide ainsi l’héritage paternel, ne prenant pas même la peine de replonger dans les sources de son enfance lointaine.
Ce roman court de Marie-Hélène Lafon évoque, avec une économie de mots et de moyens, sans jamais tenter d’épaissir les personnages ni d’approfondir leur passé, l’existence de ces humains qui vivent des vies de bêtes, dans une campagne où le cycle des jours sert de destinée. Elle n’approfondit pas les particularités de ses personnages. Ils échappent même, par le choix de la troisième personne et la mise à distance qui en découle, à la maîtrise de leur point de vue. Ils sont « il » et « elle », banalement communs. Pourtant, leur personnalité affleure, tout comme leur passé, par brèves notations (le père prisonnier de guerre, le frère mort, le jardin secret du Maroc). Au peu-dit s’ajoute le non-dit d’une scène, à peine esquissée à la fin de la deuxième partie, où les filles lavent le dos de leur père qui y repense chaque dimanche quand elles ne sont pas là… Les Sources est le récit âpre et concis d’une émancipation salvatrice, l’histoire dépouillée d’un acte déterminant, un regard glacé sur les racines familiales. S.M.