Le Manoir des lettres
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"L'enfer de l'élevage industriel", L'instruction, Isabelle Sorente (2023) Empty "L'enfer de l'élevage industriel", L'instruction, Isabelle Sorente (2023)

Sam 28 Jan - 7:26
"L'enfer de l'élevage industriel", L'instruction, Isabelle Sorente (2023) 97827010


"Que celui qui cherche une vie nouvelle se mette à la place d'un animal conduit à l'abattoir."

L'instruction bouddhiste percute l'esprit de la narratrice, mise à terre par un burn-out et cherchant une manière de retrouver son équilibre. Sa vie, c'est écrire, des articles, des romans, toutes sortes de textes, mais elle s'est laissé happer par le trop-plein, se définissant elle-même comme une "slasheuse", passant d'une activité à l'autre sans savoir s'arrêter. Jean, son ami, vit au même rythme qu'elle.
La fissure qui a lieu dans l'esprit de la narratrice (qu'on pourrait nommer Isabelle étant donné la dimension autobiographique du roman) la conduit plus loin qu'elle ne l'aurait imaginé. En voulant se mettre à la place d'un animal à l'abattoir, elle décide d'entrer dans une structure de production de porcs, où elle découvre l'horreur de l'élevage industriel. On n'y entre pas, on y "descend"... comme on descend en enfer, et c'est accompagnée des porchers JF et Nicolas qu'elle visite ce lieu où se trouvent entassés quinze mille porcs, qu'on engraisse, qu'on insémine et qu'on envoie à la mort au bout de six mois.

En voyant ces cochons et ces truies privés dès leur naissance de leur milieu naturel (pas de terre, mais des caillebotis sur lesquels ils attendent  le moment du "nourrissage", subissant des tortures légales, d'après les normes européennes...), elle tente d'appliquer l'instruction bouddhiste qui l'a conduite ici. Les employés, avec qui elle se lie (ils sont en nombre dérisoire face à la quantité de bêtes élevées) ne sont pas les monstres qu'on aurait pu imaginer. Ils exercent même leur métier avec le plus de douceur possible, même si la douceur dans ce milieu de mort et de torture est difficilement imaginable.
La magie sympathique, c'est-à-dire la façon qu'on a de communiquer avec l'autre, ici d'entrer en communion de pensée avec les cochons, est quelque chose que les employés s'interdisent, de peur de devenir fou :

"Tu ne te mettras pas à la place de l'animal. Tu ne pratiqueras pas la magie sympathique une fois entré".

On fait en sorte que les ouvriers se détachent des bêtes et qu'ils les voient comme des machines ; on leur explique qu'elles ne souffrent pas, et que s'ils n'exécutent pas leur tâche (éliminer à coup de Matador un animal blessé, par exemple), un autre l'exécutera pour eux.
Mais la narratrice se laisse gagner par cette magie, c'est même pour cela qu'elle est ici et, un jour qu'elle accompagne Nicolas dans la chambre d'insémination des truies, elle se retrouve la pipette à la main : les yeux de la cochette, pleins d'un désir de communiquer avec elle, ne la quitteront plus jamais.
Il lui faut un nom, se dit-elle. Elle sera Coré 9887...

Coré, c'est "la jeune fille" en grec, la fille de Déméter descendue malgré elle dans le monde des morts, enlevée par Hadès, comme cette jeune truie née dans un lieu de terreur, vouée à faire naître des condamnés, porcelets qu'on assassinera comme elle, quand elle ne sera plus capable de produire. Plus tard, la symbolique de son nom se lit lors d'un voyage en Grèce qu'entreprend la narratrice, à Éleusis, lieu qui fut autrefois dédié à Déméter, dont l'animal sacré était la truie, liée à la fécondité. Mais ce lieu des mystères a été presque détruit par l'homme, qui l'a enfoui au milieu d'une zone industrielle.


"L'enfer de l'élevage industriel", L'instruction, Isabelle Sorente (2023) Mythe-10
L'enlèvement de Coré


Pour aller au bout de sa démarche, la narratrice doit entrer dans l'abattoir, qu'elle nous décrit dans toute son horreur sanglante : les pyramides de têtes coupées qu'on jette les unes sur les autres, les chairs en lambeaux, les abats au sol, les pluies de lardons mis à la chaîne dans des barquettes, et la mort en cadence.

Rapportant des notes de cette expérience, elle est incapable d'en faire quelque chose : le roman qu'elle veut écrire reste à l'état de projet. Coré 9887 la hante et elle se sent étrangère dans la ville humaine qui fait souffrir autant les animaux :

"Ils ne savent rien. Ils ne se doutent de rien. Cette sensation de décalage en arrivant gare Montparnasse, voyant les familles, les amoureux sourire aux lèvres au bout du quai. Dans la ville humaine, les enfants sont consolés lorsqu’ils crient. (...) Une colère sourde contre les habitants de la ville humaine est le seul sentiment que j'éprouve. Je leur en veux pour ce qu'ils font aux habitants de la ville animale. Je leur en veux de ce qu'ils font sans savoir. Quant à mes autres émotions, elles sont enfermées à l'intérieur avec Coré 9887. À croire que la narratrice sans visage appartient maintenant aux deux villes, la ville humaine et l'autre, comme si elle avait acquis par ses allers-retours une sorte de double nationalité."

La souffrance des bêtes est le sujet du livre dès les premières pages, où sont relatés trois souvenirs bouleversants : celui d'un oiseau pris dans la marée noire, des escargots que Franck, un copain de son âge quand elle était enfant, écrasaient avec plaisir ; et celui de la truie dans la structure industrielle. Face à ces douleurs, elle a l'impression qu'il sera toujours impossible d'agir... La machine à élever et à tuer ne faiblit pas, bien au contraire. Ces cochons sont comme des enfants innocents enlevés par les extraterrestres, subissant leurs sévices qui reviendront dans leurs cauchemars :

"Telle est l'image fulgurante passée des yeux de la cochette aux miens ; celle des enfants suppliciés par des extraterrestres, quelque part dans les airs, dans d'étranges salles immaculées."

Le sentiment d'impuissance est terrible :

"Que la douleur serve à punir la douleur. Que la terreur serve à punir la terreur. Que toute cette souffrance ait un sens — mais peut-être qu'elle n'en a pas. On voudrait qu'il y ait une justice — mais peut-être qu'il n'y en a pas. Peut-être que le sens est trop vaste pour nous, peut-être que la justice a l'éternité devant elle, infaillible comme le milieu de la nuit, comme une mémoire qui se souvient de tout."

Le lecteur s'étonne cependant de deux choses : d'abord, la manière très affable dont la narratrice parle des employés de la porcherie, dont elle ferait presque des amis. Ils ne seraient pas des monstres, juste des travailleurs... mais cela fait toujours penser à la réflexion sur le mal, qu'a développée H. Arendt concernant la culpabilité des nazis dans l'entreprise de mise à mort des Juifs, et ces porchers, bien qu'on veuille montrer qu'ils sont des hommes comme les autres, ne le sont pas en appartenant à ce système. "Si tu ne le fais pas, un autre le fera." Non... Si tu ne le fais pas, et que l'autre ne le fait pas, cela finira par ne plus exister, et le système sera détruit. Or on trouvera toujours des saigneurs et des porchers prêts à faire le sale boulot, là est le problème. Alors, lire que beaucoup deviennent fous ou qu'ils ne vivent plus comme les autres, perdant de leur sensibilité, ne console absolument pas. On a l'impression d'une trop grande bienveillance à leur égard, alors qu'ils sont complices et acteurs du crime généralisé.
Ensuite, le rejet du végétarisme est surprenant dans ce contexte de dénonciation : "Ils sont innocents. Pas nous." Pourquoi ne pas essayer de le devenir et éviter de chercher à se donner bonne conscience... par un "de toute façon, je ne mange pas beaucoup de viande"? Car quand on a vu les abattoirs et l’élevage intensif, quand on a communié avec la jeune truie vouée à la mort, comme la narratrice, comment peut-on encore avaler un morceau de "leur" viande ? Il ne suffit pas, comme elle l'écrit, de faire une prière pour l'âme de l'animal avant de le manger... C'est un des points que le lecteur a du mal à entendre, contradictoire avec la philosophie du roman, qui met en avant la pensée bouddhiste, d'autant plus qu'Isabelle Sorente identifie très bien l'homme et l'animal, montrant que ces bêtes qu'on exploite ont des émotions, voire davantage : une âme. En disant cela, peut-on avaler encore l'un de ses semblables ?


"À quoi bon écrire si la littérature ne peut rien pour Coré ? Si les mots ne peuvent entrer à l'intérieur de la structure, s'ils ne peuvent s'immiscer à l'intérieur des cages, s'ils ne rejoignent pas les condamnés dans l'obscurité — à quoi bon ? Si Coré n'a pas d'âme, la littérature ne peut rien pour elle et c'est mon âme que je renie. C'est mon âme que je renie si les bêtes n'ont pas d'âme.
Mais si les animaux ont une âme, Coré 9887 est en enfer."



"L'enfer de l'élevage industriel", L'instruction, Isabelle Sorente (2023) 180-jo10


La narratrice écrira finalement le roman 180 jours (2013), qui raconte de l'intérieur son expérience dans la structure de production. L'Instruction est à la fois le résultat et la genèse : elle nous montre la naissance de son roman, livre rempli de doutes, qui vient compléter la réflexion de l'auteur sur la condition animale.
Les dernières lignes sont belles.
CM


Chez JC Lattès, 2023.
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