Le Manoir des lettres
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Kaddish pour un amour, Karine Tuil (2023) Empty Kaddish pour un amour, Karine Tuil (2023)

Mar 20 Déc - 5:44
Kaddish pour un amour, Karine Tuil (2023) Index10


Le kaddish est la prière juive pour les morts. Le mort, ici, c'est l'absent, celui qui a quitté l'auteur de ces prières, "l'envolé", lui dont on va fuir l'absence au cœur même du vide : dans le désert. Contre le désert intérieur, ne doit-on pas chercher un désert plus grand que soi ?
Les tout premiers mots du recueil, en hébreu, disent le brisure, la souffrance, la déchirure, une liste qui s'affiche en préliminaire, faite de la perte et de la disparition.
Les poèmes de Karine Tuil sont répartis selon les neuf lettres hébraïques qui composent le titre du livre :

קדיש לאהבה

Kaddish leahava... Kaddish pour un amour... On y lit l'impuissance, le refus d'accepter la disparition... parce que l'amour mort peut renaître, celui qui est parti peut toujours revenir. En cherchant le dixième homme qui permettra de lire la prière des morts, ne lit-on pas l'espoir entre les parenthèses ?



"Le voici
Le dixième homme
Il court
Pour honorer la mémoire
De l'amour mort
Il court
Pour glorifier
La mémoire de ce qui a été
Et ne sera plus
(Ou sera)"


Par définition, celui qui prie garde espoir et s'inscrit dans un futur, un horizon de miracle et de résurrection :


"Nous sommes là
Pour bénir l'amour
Qui est mort
(Le crois-Tu?)
Bénir la mémoire
De ce qui a été
Et n'est plus
Mais sera
Ressuscitera
Reviendra"


Les poèmes sont une incantation. Ils sont des formules magiques. En apostrophant l'Éternel, l'auteur s'adresse autant à Dieu qu'à celui qu'elle aime désespérément. Elle parle aussi au peuple auquel elle et lui appartiennent, peuple qu'elle chante à travers l'homme aimé (le recueil s'ouvre d'ailleurs sur le poème "un peuple sans terre" ; l'être aimé est sa terre promise... Au détour de quelques poèmes, on lit les mots de Jérusalem, Ein Gedi, et le refuge de l'auteur est le Néguev... ). Elle lui ordonne de se souvenir... Il porte toujours, comme Dieu, une majuscule :

"Et souviens-Toi !
(Zakhor !)
Que je T'ai aimé"


L'oubli serait la fin... et la rancœur n'a pas sa place au milieu de la tristesse et de l'abandon. Chanter pour retrouver, voir ressurgir, réapparaître :


"Ta voix s'élève : Hineni !
Mais je ne Te vois pas
Où es-Tu, mon amour ?
Je Te cherche partout
Où es-Tu ?
Qui es-Tu?
Tu es l'absence
L'évaporé"



On comprend, à travers les prières, qu'"elle" a été abandonnée en plein cœur d'un amour partagé. Se dessine en creux le portrait de l'aimé, un être plein de doutes, qui a préféré fuir sans donner d'explications. Il y a le déni d'un côté, de l'autre l'incompréhension :

"Tu m'as bannie
Du jour au lendemain
Pour un crime que je n'ai pas commis
J'ai rejeté Ta loi
Je m'y suis opposée
J'ai dit : je ne crois plus
En toi"


Hantée par son absence ("Ton amour a vécu / Son esprit m'habite / Tu es mon dibbouk / Va-t'en / Sors de ma tête / Mon cœur est affligé), elle n'écrit pas les poèmes pour l'enterrer, mais le faire vivre encore. Le "Procès-verbal de Ta disparition", comme le reste des textes du recueil, exprime dans le dénuement (et avec force) l'incompréhension de la perte. Autrui, par son détachement, force à sortir de soi et à voir les choses telles qu'elles sont. Ici, cet autre est la police : ne serait-il pas possible de porter plainte et de dénoncer le crime d'avoir été quittée ? Mais c'est alors qu'explose l'absurdité de la chose. Cruellement, par son regard extérieur, l'autre, à qui l'on demandait compassion ou réparation, renvoie l'espoir à une simple illusion :

"J'ai déclaré la disparition de Ton amour
À la police
Qui a dit : il est libre
Il peut partir
Disparaître
Ne jamais revenir
Vous n'êtes rien
Pour lui

Vous n'êtes pas sa femme
Pas sa mère
Pas sa sœur
Pas sa fille
Pas son amie
Et j'ai dit : je suis de Son Peuple"


Les mots en hébreu, les références bibliques, donnent un charme étrange à ce recueil qui se veut kaddish, mais est surtout Cantique, une ode à l'être aimé. L'abandonnée ne cesse de clamer son amour pour que la parole poétique, comme la prière, devienne performative, que ce qui n'a jamais pu naître voie enfin le jour :

"Crachons sur l'amour
Je lisais Aragon
Quand Tu as disparu
Je lisais
Je pleurais
Ainsi qu'il est dit : tu pleureras Celui que tu aimes
De tout ton cœur
Et de toute ton âme
Jusqu'à ce qu'Il revienne."


La simplicité apparente de ces poèmes touche le lecteur. Pour peu qu'il ait été quitté lui aussi, il ressent ce mélange de renoncement, d'espoir, d'envie d'enterrer et de faire revivre, à travers l'écriture "à vif", mais dépouillée, d'une ermite qui part chercher celui qu'elle aime (ou plutôt qu'elle adore, comme Dieu) au milieu des désolations. L'amour est Un, devient une religion, simplement, sans blasphème. Ce chant des espoirs fait croire au pouvoir des mots. Il faut réciter, jusqu'au retour.

Dans les livres, dans les films, miraculeusement, celui qu'on appelle revient toujours... Pourquoi ne serait-ce pas la vraie vie?... Un recueil à lire pour commencer l'année... si l'on refuse par-dessus tout de faire son deuil.
CM


Kaddish pour un amour, Karine Tuil, Gallimard
Parution le 5 janvier 2023
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