Ecrire contre l'Histoire officielle : Jennifer Richard, Notre royaume n'est pas de ce monde (2022)
Dim 27 Nov - 12:18
Jennifer Richard, Notre royaume n'est pas de ce monde, Albin Michel, 2022, 714 pages, 21,90 euros
Quelque part dans une dimension parallèle, un homme a convié l’Amicale des insurgés à une réunion dans la salle 104 de l’au-delà. Cet homme, aux dents taillées en pointe, c’est le pygmée Ota Benga, l’un des martyrs de l’histoire coloniale, arraché à sa tribu décimée, conduit aux Etats-Unis pour être exposé au zoo du Bronx. Ses invités, une centaine d’hommes – et une femme, Rosa Luxembourg, – ont tous pour point commun d’avoir été assassinés ou d’avoir connu une mort suspecte. On croise ainsi, au fil du récit, les fantômes de Pasolini, Luther King, Zola, Jaurès, les frères Kennedy, Savorgnan de Brazza, Malcolm X, mais aussi quelques figures inattendues comme celles de Kabila, Ben Laden, Hussein ou Kadhafi. Ensemble, ils commentent les dioramas mis en lumière par Ota Benga, qui relatent l’histoire du monde entre 1896 et 1916. C’est là la grande idée du roman, d’entrecouper la narration du film de l’impérialisme par les commentaires, tantôt polémiques, tantôt amusants, de ces personnalités réunies dans l’autre monde.
Dernier volet du triptyque engagé en 2018 avec Il est à toi ce beau pays, et poursuivi en 2021 par Le Diable parle toutes les langues, ce roman fleuve de 700 pages poursuit, avec une précision historique issue d’une exceptionnelle documentation, la subtile démonstration qu’il n’est pas de colonisation heureuse ou positive, si ce n’est pour ceux qui s’enrichissent de l’asservissement, de la mutilation et de la mort. Les existences se croisent, dans cette fresque, et l’on suit les destinées d’hommes et de femmes qui ont participé à l’occupation des terres africaines, explorateurs, missionnaires, administrateurs coloniaux, jusqu’au roi des Belges, Léopold II, dépeint dans toute la laideur de son cynisme et l’abjection de sa légèreté. On y trouve aussi les écrivains, journalistes, militants pour les droits civiques qui ont contribué à sensibiliser le monde, à partir de 1902, au sort des Congolais exploités et martyrisés. Les personnages, tous réels, qu’il s’agisse de Blanche Delacroix, l’imbécile maîtresse du roi des Belges, de William Shepard et de son épouse Lucy, de Roger Casement, d’Edmund Morel, de John Harris, de W.E.B. Du Bois ou de Booker T. Washington, auraient pu, tant leur vie est riche et méconnue, être chacun la matière d’un livre. Notre royaume n’est pas ce monde, au titre d’évangile, foisonne, au contraire, suivant le fil chronologique, mais donnant l’impression d’un patchwork ou d’un kaléidoscope. Ce qui unifie ces personnages, outre la présence du chef d’orchestre Ota Benga, c’est l’art de Jennifer Richard, qui nous attache à eux et nous rend, tour à tour, révolté, écœuré, solidaire, le cœur battant d’espoir. Car si des hommes sont morts pour mettre à bas le colonialisme, leur sacrifice est promis à la reconnaissance et à l’admiration, qui sont une part de ce royaume espéré. Jennifer Richard n’oublie à aucun moment les victimes de ce carnage mondial, et les destins d’Ota Benga, de Kassongo et de Kondola, font partie des plus belles pages du roman.
Si le Congo de Léopold est au cœur de cette fresque historique passionnante, le récit n’oublie pas le sort des noirs des Etats-Unis soumis à la ségrégation et aux atroces violences, ni la part nauséabonde qui revient à chaque état européen complice ou acteur de cet impérialisme par et pour l’argent. Le lecteur peut, certes, connaître les grandes lignes tragiques de cette histoire criminelle mondiale ; il sera néanmoins saisi, de chapitre en chapitre, par la vie et la vérité que Jennifer Richard donne aux personnages et aux scènes, bâties crescendo, en prenant le temps de contextualiser sans jamais être didactique ou pesante. Elle montre comment les explorateurs, Stanley ou Savorgnan de Brazza, se sont senti floués et trahis par l’inhumaine captation économique des ressources et des hommes, comment la prise de conscience des horreurs de l’occupation en Afrique, ne reçoit que des échos flous et démentis dans les écrits et la presse de l’époque, l’abomination étant inacceptable par un esprit humain. Certaines pages sont insoutenables, d’une horreur absolue, tant leur violence barbare est invraisemblable. Les faits sont historiques, le récit est sensible, le propos est politique, et l’ouvrage, s’il est un pavé, est un pavé dans la mare de l’Histoire officielle, mais aussi une pierre de plus à l’édifice de reconnaissance de ce crime contre l’humanité. Un grand livre, essentiel. SM
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