Le Manoir des lettres
Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
Le Deal du moment : -45%
PC Portable LG Gram 17″ Intel Evo Core i7 32 Go ...
Voir le deal
1099.99 €

Aller en bas
Le Manoir
Le Manoir
Admin
Messages : 794
Date d'inscription : 20/04/2021
https://lemanoirdeslettres.forumactif.com

Inventer le désir, Camille Laurens, 2023 Empty Inventer le désir, Camille Laurens, 2023

Dim 7 Mai - 10:42
Inventer le désir, Camille Laurens, 2023 Invent10



Inventer le désir est le titre donné par l'auteur Camille Laurens à l'édition Quarto, qui regroupe plusieurs de ses textes et livres. Dans une préface intitulée "Tout ce qui de mon cœur fut l'unique désir" (suivie d'un album photo de sa famille), Camille Laurens explique comment elle a fait le choix de ces œuvres pour cette édition chez Gallimard, oeuvres présentées dans un ordre chronologique, avec pour fils conducteurs l'amour et le désir.
Ainsi s'ouvre donc le recueil :

"Il y a trois façons de se sentir en vie, vraiment vivants : être en amour, être en littérature, être en analyse."
(J. Kristeva)

Après Index, roman construit selon l'alphabet jusqu'au F du mot fin et publié en 1990 chez Pol, où l'auteur joue avec le réel et la fiction, l'auteur et le personnage (Claire découvre qu'un moment marquant de sa vie, un moment secret, a été écrit par quelqu'un et se met en quête de l'identité de cet auteur), on trouve tout de suite le récit autobiographique Philippe. Le sujet est douloureux : l'auteur nous raconte la mort de son fils, son premier enfant qui n'a vécu que deux heures. Le récit est construit en trois parties : d'abord, "Souffrir", où elle nous dit l'immense douleur de perdre un nouveau-né ; puis "Comprendre" nous explique la grossesse et le jour de l'accouchement, qui devient jour de deuil ; "Écrire", c'est que faire de cette mort (l'écriture comme consolation impossible...) :

"Écrire : mettre des mots dans le trou, colmater. Les mots ne comblent rien. Les mots manquent."

Racontant les choses comme elles se sont passées, Camille Laurens a été obligée de maquiller certains noms (sauf le prénom de son fils) car le bébé est mort à cause de la négligence et de la suffisance d'un obstétricien, personnage odieux auquel elle se heurte et qui réfute ses responsabilités. Ce court texte en trois parties est fait de beaucoup de souffrance, le lecteur la ressent et le livre contient vraiment la plaie. L'auteur y narre le deuil, les réactions des autres, les "ce n'est pas grave, vous en ferez un autre" puisque la douleur de perdre un enfant qu'on n'a pas connu semble minimisée. Camille Laurens dit pourtant que perdre un nouveau-né, c'est perdre aussi tout ce qu'on avait projeté en lui, l'avenir :

"Peu importe l'âge auquel l'enfant meurt. Nous portons le deuil le plus noir, celui du possible. Tous les parents pleurent les mêmes larmes : ils ont des souvenirs d'avenir."

Ce texte est placé au début du recueil car c'est à partir de lui que l'auteur a décidé de dire "je" dans ses textes. La mort de cet enfant lui a donné la direction de l'autofiction, genre dans lequel Camille Laurens est associée :

"Tout écrivain a une phrase impossible. Pendant longtemps, pour moi, la phrase impossible a commencé par Je. (...) Quand je lis les pages écrites dans ce livre, c'est l'impression d'un immense effort qui domine. Jusqu'ici, j'ai toujours trouvé impensable, ou, pour mieux dire, impraticable, d'écrire Je dans un texte destiné à être publié, rendu public. Je est pour moi le pronom de l'intimité, il n'a sa place que dans les lettres d'amour."

Camille Laurens dit d'ailleurs que ce texte relève du journal intime. Si certains noms ont été déguisés, c'est parce que dénoncer le médecin et l'équipe auraient pu conduire à un procès pour diffamation (l'hôpital n'a pas reconnu de faute médicale de l'accoucheur...). Des années plus tard, elle transformera ce texte en roman, elle en fera une partie de Fille (2020). Là, même Philippe est rebaptisé Tristan ( l'auteur en Blanchefleur de Tristan et Iseult : "Triste j'accouche"... mais c'est l'enfant qui meurt à la naissance, ici, pas la parturiente). Les faits sont les mêmes, mais ils sont romancés, et ils servent leur sujet puisque ce texte se propose de réfléchir sur ce qu'est être une fille. Et cette transposition rend les choses plus éloignées, moins poignantes, alors que dans Philippe, on sentait la douleur à vif. Quinze ans ont passé... et le roman a succédé au carnet intime.

Philippe revient dans presque tous les textes, d'une manière ou d'une autre, comme le pilier de l'écriture, le summum de l'amour. Christine Angot, consœur d'autofiction, avait écrit à Camille Laurens, à l'occasion de la parution de Philippe :

"Je crois que vous avez écrit l'amour."


Après Philippe, Dans ces bras-là (2000) est un roman qui a eu du succès et a fait connaître Camille Laurens. Elle le surnomme dans ses écrits Carnet de bal (?). Elle y aborde son "amour des hommes", et c'est le récit d'une femme à hommes, comme on pourrait dire. L'auteur ne se définit qu'à travers son désir pour les hommes. Elle explique qu'elle ne peut pas se construire autrement que par son désir des hommes, qui la conduit à rencontrer l'Autre et à espérer, jusque dans l'acte sexuel, à ne faire qu'un avec cet autre, à se fondre (corporellement, d'abord) en lui. Camille Laurens donne une définition du désir, mais une définition purement hétérosexuelle (sa prose manque totalement d'ambiguïté... ce qui exclut tout de même certains lecteurs, lectrices, de ses récits trop contrastés). L'autre, c'est l'homme, c'est un autre sexe... et le désir ne peut naître que pour cet autre sexe. Pour elle, le désir vient obligatoirement de l'altérité (et cela se confirme en la lisant) :

"Ce qui m'intéresse, c'est la différence des sexes. (...) Faire l'amour, c'est en même temps être une femme et être comblée d'un homme. (...) Avoir l'autre en soi, être dans l'autre. ce qui est étrange, c'est que le désir naît de cette différence mais qu'il tend tout entier, me semble-t-il, vers sa disparition."

L'Amour, roman (2003), est-il précisé dans le titre, se donne pour ambition de définir l'amour. Pour cela, l'auteur explore sa généalogie, remonte jusqu'à l'histoire de Sophie, son arrière-grand-mère qui semble n'avoir jamais été aimée, parle en parallèle de son histoire d'amour avec Julien et le désir inexplicable pour un autre qui l'a poussée à le tromper. Cette fois, le fil conducteur, c'est La Rochefoucauld sur lequel elle travaillait au moment d'écrire ce livre. Le texte est ponctué de ses maximes sur la jalousie, l'amour-propre, l'amour... On y retrouve aussi l'amour pour Philippe, et on y lit toutes les formes d'amour puisqu'il est question aussi de sa mère, de sa grand-mère et de définir ce sentiment dont le nom regroupe tant de choses :

"ce verbe aimer qui traîne partout, qui va pour tout — l'amour de Dieu, l'amour des hommes, l'amour de soi, l'amour des autres, et j'aime ma mère, et j'aime ma femme, et j'aime ma fille, et j'aime mon chien, et j'aime les frites, et j'aime Venise, et j'aime Ravel, et j'aime ton cul, et je t'aime, et j'aime à le croire".

À quoi tient l'amour ? Par la rencontre, le mariage arrangé, Camille Laurens se demande :

"L'amour tenait donc à la couleur des choses ?"

Plus loin, elle écrit le rapport entre l'amour et le verbe :

"C'est une liberté que nous avons, l'amour, une liberté de parole : nous avons le choix d'aimer puisque nous avons le choix des mots. L'amour, c'est des mots, c'est comme un roman qu'on aurait dans la tête, une histoire, des personnages, des lieux, on sent bien qu'il n'y a plus qu'à les écrire, c'est là tout près, on va s'y atteler, ça va être magnifique ; mais n'empêche, on a beau faire, tant qu'on n'a pas mis des mots dessus, ça n'existe pas."

Celle que vous croyez (2016) brouille aussi les identités, avec l'histoire de cette femme qui se fait passer pour plus jeune en rencontrant un jeune homme sur Internet. Le roman nous raconte le rapport au temps qui passe qui influe sur la séduction des femmes. L'adapation en film par Safy Nebbou, avec Juliette Binoche, est superbe. Le livre va cependant plus loin...

Une autre définition, dans Cet absent-là :

"Qu'est-ce qu'être aimé, dis-le moi, sinon apparaître - je suis, regarde-moi-, apparaître, oui, être à part."

En 2004, Cet absent-là raconte un coup de foudre pour un homme, sa beauté, et la façon qu'a cette beauté de le rendre étranger.
Le coup de foudre, c'est celui qu'éprouve Frédéric Moreau pour Mme Arnoux dans L'Éducation sentimentale de Flaubert :

"L'objet aimé - l'objet, c'est-à-dire l'obstacle, ce qui stoppe la course négligente des yeux, ce qui est littéralement jeté là pour capter le regard - l'objet aimé apparaît comme Dieu dans l'Ancien Testament, nimbé d'une lumière glorieuse, inconnue. L'éblouissement est aussi un ébahissement : on n'a jamais vu ça."

"L'amour est toujours à première vue, car si on n'aimait pas, on n'aurait rien vu."


Inventer le désir, Camille Laurens, 2023 20230512


Quelques textes, en annexe, précisent le but d'Inventer le désir. Camille Laurens répond à deux longues interviews ; elle livre un texte, Le Couple, ni toi, ni moi (2007), qui est intéressant et fait regretter qu'elle n'ait pas choisi de faire figurer dans ce recueil sur le désir Ni toi ni moi, roman qui raconte l'usure de l'amour et la rupture. Le titre du roman fait référence au recueil de poèmes à succès, Toi et moi (1912) de Paul Géraldy, que lisait l'arrière-grand-mère de l'auteur et qu'elle évoque dans L'Amour, roman.
"Aux âmes désirantes" (2004) nous révèle que son idéal masculin, c'est Hercule, mais non pas dans toute sa force et sa virilité, mais dans cette fragilité qu'il montre en acceptant de se mettre au service d'Eurysthée, après avoir assassiné sa famille. Elle raconte aussi ("Ce que ça cache", 2013) ce qu'elle avait annoncé en tête de livre, par la citation de Julia Kristeva, en quoi l'analyse fait aussi partie de son œuvre.

Et, pour comprendre comment elle définit son écriture, son rapport au "je", comment l'autofiction s'est imposée à elle, il faut lire un extrait de Dialogue entre nous (2011), dialogue qu'on imagine avec le Julien de L'Amour, roman par le ton provocateur de l'interlocuteur, qui pousse l'auteur à s'expliquer : non, elle ne peut s'éloigner du "je".

"Comme écrivain, je m'intéresse à mon histoire individuelle, j'écris essentiellement des textes autobiographiques ou des romans qui relèvent de ce qu'on appelle l'"autofiction", au sens où dans l'autofiction on recherche une identité à travers un "je". Une identité qui est trouble, qui est fluctuante et qui est toujours associée à une époque, à un contexte social, historique."

Le "je", comme une révélation, est arrivé à la mort de Philippe, violemment, et elle ne pourrait écrire autrement, même pour parler des autres :

"C'est à partir de là - à partir de lui - que je me suis intéressée à la filiation, à la transmission, à moi comme individu pris dans une trame. (...) C'est mon enfant qui m'a transmis ce geste littéraire, cette quête d'identité, ce besoin de savoir à travers la langue qui j'étais, ce que je faisais là, qui étaient les autres et ce que je faisais, moi, sujet, individu, parmi les autres."

S'inscrivant dans la lignée d'un Montaigne que dénonçait Pascal pour s'être montré ainsi publiquement, Camille Laurens revendique cette "entreprise de vérité" par l'écriture.

Enfin, elle raconte l'amour au lecteur, mais aussi ce que cela peut inspirer de dédain de la part des autres : "Ah, encore l'amour", comme s'il n'y avait rien d'autre à dire :

"Je ne me lèverais pas le matin si je ne croyais pas, même un peu seulement, que j'écris l'amour."

Et, pour finir, une belle phrase qui sert elle aussi de définition :

"L'amour, c'est vivre dans l'imagination de quelqu'un."
Quarto Gallimard, 18 mai 2023

Cécile R aime ce message

Revenir en haut
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum