Gilles Antonowicz, Outreau, l'histoire d'un désastre (2023)

Tout le monde connaît l’affaire d’Outreau : comme le veut la formule réductrice, c’est l’histoire d’ « un juge incompétent, [d’]un enfant fou et [d’]une mythomane ». Mais personne n’en rend mieux compte que Gilles Antonowitz. Dans Outreau, l’histoire d’un désastre, qui fait suite à La Faiblesse des hommes, histoire raisonnable de l’affaire d’Outreau paru il y a dix ans, il explique, avec une maîtrise totale du sujet, avec une clarté et une précision sans égales, les faits qui se sont déroulés dans la banlieue de Boulogne sur Mer, à la cité de la Tour-du-renard, en 2001 : des viols à répétition commis sur leurs enfants par un couple abreuvé quotidiennement de films pornographiques sur VHS. Devant le juge Fabrice Burgaud, le nombre des agresseurs sexuels augmente dans les témoignage des enfants. Il est extravagant, mais le jeune magistrat, fraîchement nommé dans le Nord-Pas-de-Calais, a été marqué par l’affaire Dutroux et ne rejette rien. Dès lors, il jette sur l’affaire un regard clinique qui l’empêche, dès le début, d’avoir du recul. Les arrestations sont nombreuses, les interrogatoires se multiplient, et plus l’affaire avance, plus elle apparaît à Burgaud comme « l’affaire du siècle », avec le démantèlement possible d’un réseau pédophile belge à la clé. Dans l’emballement, le juge est probablement maladroit, oriente les accusations, fait trop confiance à la parole des enfants, eux-mêmes sous l’influence des services sociaux à leur écoute. Très vite, face aux pistes qui s’ouvrent tous azimuts, le dossier s’effrite : « trop de contradictions, trop de noms ». La presse, qui a d’abord fait la fine bouche devant un fait divers qui en rappelle tant d’autres, trouve dans les nouveaux accusés – les « notables » – matière à écrire. Ces notables ne sont qu’huissier, prêtre, médecin ou chauffeur de taxi, mais cela suffit à l’imaginaire pour en faire de parfaits salauds. Le doute est jeté sur tous – mais il ne leur bénéficie pas. Tous sont emprisonnés de manière préventive en attendant le procès de Saint-Omer, qui se passe dans des conditions déplorables, aussi bien par la violence qu’ont à subir les enfants accusateurs, que d’un point de vue symbolique – les parties civiles sont placées dans le box des accusés quand les accusés sont assis dans la salle, parmi les journalistes et les avocats –, jusqu’aux aveux-surprise de Myriam Badaoui : « Rien n’est vrai ! » La suite n’est faite que de revirements, d’experts décrédibilisés, du scandale des premières condamnations prononcées, jusqu’au procès en appel. Au total, treize des dix-sept accusés sont acquittés. Seuls les couples qui avaient avoué les viols sont condamnés, mais les mensonges, les manipulations, les négligences ont fait d’un fait divers une écheveau des plus indébrouillables. Face à cette complexité qui tient tout de même dans un dossier de 30 000 pages qu’il a reçu anonymement gravé sur CD-ROM, Gilles Antonowicz parvient, en de courts chapitres écrits avec vivacité et talent, à démêler la complexité de l’ensemble. Il commente souvent, prend parti, mais c’est avec hauteur, conscience et équité. Ainsi, s’il n’approuve pas toujours la méthode Burgaud, il n’en fait pas le juge inapte qu’on a souvent décrit ; s’il regrette les accusations mensongères des enfants, il leur conserve avant tout leur statut de victimes, dont les propos sont avant tout l’expression d’un traumatisme. Il ne voit pas l’affaire de manière manichéenne. Il est conscient, et c’est là l’objet de deux développements passionnants en fin d’ouvrage, de l’exploitation politique et médiatique d'Outreau, et du désastre complet de cette affaire qui a contribué à discréditer la justice, qui a coûté cher, et qui a fait ressortir, sans trouver de solutions, le naufrage culturel et moral des populations élevées au porno. Ce livre intelligent, rédigé par l’ancien avocat et historien Gilles Antonowicz, est une mise au point complète et définitive sur un sujet dont les méandres ne cessent de passionner.