Le Manoir des lettres
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Bacon, juillet 1964, Gilles Sebhan (2023) Empty Bacon, juillet 1964, Gilles Sebhan (2023)

Jeu 11 Mai - 9:20
Bacon, juillet 1964, Gilles Sebhan (2023) Fb_img14

Souvent, un livre en appelle un autre, et de glissement en glissement, d'un mot à une image, d'un souvenir à un autre, la main choisit d'ouvrir tel livre, cherchant, recherchant l'émoi, l'émotion.
Je me souviens de deux textes de Franck Maubert qui m'avaient beaucoup touchés. Un auteur que je ne connaissais pas avant ma première lecture, celle du roman L'eau qui passe paru chez Gallimard en 2018, dans lequel le narrateur racontait sa retraite au fin fond d'une campagne dépeuplée, rendue possible par l'achat d'une maison, en contrebas de laquelle coulait une rivière.
Il s'avère que, depuis plusieurs mois, mes pas me conduisent régulièrement vers une maison perdue dans un fond de vallée, habitée par le bruit de la rivière qui serpente à l'orée du jardin. J'y retrouve le charme et le calme et les bruits de la nature qui peuplent le recueil Histoires naturelles paru en 2022. Deux livres qui se lisent en musardant au hasard des chemins, le nez au vent, bercé seulement par le chant des grillons, le regard se posant au gré de la promenade, sur un oiseau en vol, la beauté d'une feuille. Ainsi ai-je passé récemment plusieurs jours loin de tout.
Ce n'est qu'aujourd'hui en ouvrant le livre que j'ai emporté que me reviennent en mémoire, et ces deux lectures, et ces jours de silence recueilli.
Le livre dont je parle, autour duquel je parle, s'intitule Bacon, juillet 1964, est écrit par Gilles Sebhan, et vient de paraître aux éditions du Rouergue. De ce livre, je ne sais rien encore, ou trop peu.
Franck Maubert avait rencontré Bacon et en avait tiré un texte Avec Bacon paru chez Gallimard en 2019, que j'avais lu pour comprendre ce qui en Bacon avait attiré l'attention de Maubert. Je sais qu'à la lecture de cet entretien, je n'ai plus regardé les toiles de Bacon de la même façon.
J'ai souvent pensé aux tableaux de Bacon ces jours-ci, à sa façon dissymétrique et torturée de représenter les visages, comme si chaque visage était constitué d'un assemblage hétéroclite de perspectives, sans lien entre elles, faisant de la figure un élément composite, jamais unifié. Et c'est bien ainsi que se donne à lire un visage. Jamais dans sa totalité, mais toujours dans ses éclats, comme des bribes que l'on assemble, un jeu de construction, qui évolue à chaque instant;  la couleur des yeux changeante en fonction de la lumière, l'appréhension des proportions différente en fonction de l'angle de vision, la couleur des vêtements modifiant l'incarnat de la peau, la disposition des cheveux modelant les contours, que sais-je encore,tout variant à l'infini, faisant d'un visage le lieu du mystère.

Est-ce après le mystère de l'autre que courait Bacon ?
Et après quoi courait Franck Maubert?
Et après quoi court Gilles Sebhan?
Et après quoi je cours, moi, qui cours derrière eux?

Bacon, juillet 1964, Gilles Sebhan (2023) 34630510

Une photo prise sur le vif donne l'impression d'exprimer la quintessence du sujet par le naturel qui s'en dégage. Les traits du visage n'ont pas eu le temps de se figer dans des pauses et recomposer en des mimiques apprêtées.
Ainsi en va-t-il de la séquence filmée que relate le texte de Gilles Sebhan dans Bacon, juillet 1964 paru au Rouergue, où à lire l'impression ressentie par l'auteur, elle fut un moment de vérité exceptionnelle où la caméra a su capter au plus près Bacon en son être-même, en restituant ce que Bacon tentait de capter dans ses portraits qu'il torturait exprès pour leur faire "rendre gorge", comme on tord un vêtement mouillé.
Gilles Sebhan, après avoir regardé ce documentaire de vingt et une minutes sur Francis Bacon diffusé alors sur la Télévision Suisse Romande, en est tellement bouleversé qu'il enquête, recherche les acteurs de l'époque, producteur, réalisateur, journaliste, car quelque chose a eu lieu qui l'interpelle.
On y voit Francis Bacon qui, à l'été 1964, date de la réalisation du documentaire, est au sommet de son art. Il est filmé dans son atelier, moment rare semble-t-il, parmi ses amis et amant, tous évoluant avec un verre d'alcool à la main et flirtant durant la durée du reportage avec l'ivresse.
Les visages sont parfois filmés en gros plan, la caméra est vivante, elle est portée à l'épaule et saisit l'instantané. Tout dans ce reportage donne l'impression de l'urgence, ce que restitue à merveille l'écriture de Sebhan, qui retranscrit le surgissement, les moments de bascule vers des vérités qui s'énoncent, et se donnent à voir, à lire, à entendre.
Le reportage lui-même est un accident, qui n'était pas programmé. Le réalisateur suisse part à Londres pour un documentaire sur la situation économique de l'Angleterre. Arrivé à Londres, changement de programme soudain. On sent le branle-bas de combat, le journaliste économique bousculé, les portes qui s'ouvrent, notamment celle de l'atelier, car tout y est improbable, inattendu.
La porte de l'atelier ouverte, le reportage se déroule sur le fil du rasoir. Gilles Sebhan, soixante ans après, prend le relais, l'urgence et l'effroi, la fascination sont à l'œuvre, on entre par effraction comme dans un ébat amoureux, où les corps s'abandonnent, les draps se froissent, comme se froissent les visages dans la peinture de Bacon, défigurés à l'excès pour les faire parler.
"Filmer les us et coutumes des Papous n'aurait pas été autre chose, me dis-je, en regardant pour la millième fois ce film. Car on a l'impression immédiate, en une seconde, en découvrant le visage de Wirth-Miller, puis ceux de profil de Bacon et de George Dyer, de faire intrusion dans un monde inconnu, constitué, totalement étranger. Avec la distance temporelle, c'est aussi devenu un reportage sur une ethnie disparue. Ces hommes en costume, aux cheveux gominés, à l'allure virile de petits voyous de la pègre semblent dans cet atelier de Reece Mews comme dans un bar de nuit."

Cécile Roussilhe

Gilles Sebhan, Bacon, juillet 1964, Le Rouergue 14€80
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