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L'impossible retour, Amélie Nothomb (2024) Empty L'impossible retour, Amélie Nothomb (2024)

Jeu 22 Aoû - 8:10
L'impossible retour, Amélie Nothomb (2024) 97822221


L’œuvre d’Amélie Nothomb a les racines de l’exil. Dans Métaphysique des tubes en 2002, l’auteur nous disait l’ampleur de la déchirure causée par l’abandon du Japon, pays où elle est née et a vécu sa petite enfance. C’est son locus amoenus, un paradis perdu qu’elle a toujours cherché à retrouver par l’écriture : si Stupeur et tremblements (2000) raconte sa tentative de devenir japonaise en travaillant dans une entreprise tokyoïte et Ni d’Ève ni d’Adam (2007) son histoire d’amour avec Rinri, Japonais qu’elle a failli épouser, elle est revenue plus récemment sur ses retrouvailles avec le pays mythique dans La Nostalgie heureuse (2013). En effet, à l’occasion d’un documentaire réalisé par Laureline Amanieux, Une vie entre deux eaux, Amélie s’était envolée pour le Japon qu’elle n’avait pas revu depuis son expérience professionnelle ratée. Dans ce livre, Amélie Nothomb développe la notion de « nostalgie heureuse », propre aux Japonais, qui s’oppose à celle des Occidentaux, identifiant davantage ce sentiment au spleen et à la tristesse.
Le Japon, pour Amélie, ne s’offre que par hasard. Elle n’y va pas de son propre chef. Or, en mai 2023, une circonstance a permis à Amélie, dix ans après les retrouvailles émouvantes avec sa gouvernante Nishio-San, de retourner dans le pays sacré. Son amie Stéphanie Hochet ayant remporté le Prix littéraire de l’AeCF pour son roman Pacifique et, du même coup, un aller-retour pour deux personnes vers la destination de son choix, lui propose de la suivre et de lui servir de guide là-bas. Transposée en Pep Beni, photographe, elle devient celle qui entraîne presque contre son gré Amélie sur les lieux de la nostalgie. Dans L’impossible retour, l’auteur de Biographie de la faim (2004), roman qui montrait en quoi la jeunesse d’Amélie a été faite de voyages et d’exils (son père était diplomate et changeait souvent de pays), Amélie raconte ses dix jours au Japon. Mais, une fois sur place, Amélie se rend bien compte qu’elle n’aura rien d’une guide, et qu’elle est elle-même perdue :

« C’est à Tokyo que j’ai perdu les pédales et que je continue à les perdre. Cette impression d’amnésie tokyoïte est au contraire une forme d’hypermnésie : ce que je retrouve ici, intacte, c’est la conviction implacable de mon néant… »

Elle est forcée de taire ses sentiments, de réfréner sa nostalgie, sujet de moqueries de la part de son amie, incarnant ici la voyageuse type assez terre à terre, la touriste moderne qui photographie avec son smartphone et publie sur les réseaux, contre-point total d’Amélie, hors du monde moderne, appréhendant le lieu par les sensations enfouies, lisant ce qui s’offre à elle à la lumière de son passé, ressentant les paysages à la mesure de son enfance. C’est l’occasion pour elle, comme dans ses derniers romans (Premier sang, Psychopompe) de faire revivre son père, disparu le 17 mars 2020. Le Japon, c’est lui ; le Japon existe par les mots qu’il lui a dits, par les lieux qu’ils ont vus ensemble. La brutalité de Pep Beni contraint Amélie à travestir nombre de ses sentiments, à tenter de retenir ses larmes, et à mentir par omission. Pour faire corps avec le pays, Amélie se réfugie les soirs dans la lecture d’À rebours de Huysmans, lu au Japon des années auparavant. La lecture est un moyen d’ancrer encore les sensations, de matérialiser le moment présent, de laisser une pierre blanche comme souvenir de ce voyage. Dans l’avion, à l’hôtel Amélie poursuit son travail d’écrivain, décalage horaire ou pas. Elle nous livre une réflexion sur la nostalgie inguérissable qui l’habite, faisant d’elle celle qui sera toujours incapable de revivre le Japon. C’est une façon de dire le temps qui passe et l’enfance perdue :

« Chaque voyage m’appauvrit. Ce qui subsiste est moins la beauté que ce qu’elle a creusé en moi. Mon talent, c’est le manque. »

Céline Maltère


Dernière édition par Le Manoir le Jeu 22 Aoû - 8:51, édité 4 fois
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L'impossible retour, Amélie Nothomb (2024) Empty Re: L'impossible retour, Amélie Nothomb (2024)

Jeu 22 Aoû - 8:18
AMELIE NOTHOMB, L’IMPOSSIBLE RETOUR, ALBIN MICHEL, 2024, 160 PAGES

Le trente-troisième roman d’Amélie Nothomb, L’Impossible Retour (Albin Michel), est, après Stupeur et Tremblements, Ni d’Eve ni d’Adam et La Nostalgie heureuse, une nouvelle plongée dans le pays de cœur d’Amélie Nothomb, le Japon. Elle n’y part pas seule car son amie Pep Beni (derrière les traits de laquelle on reconnaît l’écrivaine Stéphanie Hochet) lui fait profiter d’un voyage qu’elle a reçu en récompense du prix Nicéphore Niepce (le roman Pacifique de Stéphanie Hochet a reçu le Grand Prix Littéraire de l’Aéro-Club de France). Après bien des temporisations et des reports, principalement liés à l’après-Covid, Amélie et Pep arrivent au Japon en mai 2023, pour une dizaine de jours.
La première crainte de la narratrice est d’avoir perdu « la clef de cette langue » qu’elle a pratiquée depuis l’enfance. Le japonais est devenu une langue fantôme, délaissée par manque de pratique, mais prête à ressurgir avec la nostalgie. Et voilà le problème : la nostalgie, trait majeur du caractère de l’écrivaine, doit être contenue, sur l’ordre de Pep, à la fois rabat-joie et soupe-au-lait. L’éblouissement d’Amélie pour ce Japon de 2023, écho des voyages et des séjours précédents, se fait alors tout intérieur, par crainte d’être rabrouée par Pep, aux traits sarcastiques et dénigrants. Voilà donc un défi, que la narratrice nomme « ivresse sèche », et qui permet de nourrir le récit de voyage : « redécouvrir une ville fréquentée dans son enfance en s’interdisant la nostalgie ».
Il s’agit, alors qu’elle est encore emplie des souvenirs de Kyoto visitée en compagnie de son père, en août 1989, de remettre le compteur des émotions à zéro. Le Japon est visité intérieurement, à travers les émotions bridées de la narratrice, ce qui n’enlève rien au pittoresque du voyage : on suit avec plaisir la redécouverte de l’âpre temple Ryōan-ji, du Nijō-jō et du Pavillon d’or, de Nara, qui déclenche une régression d’Amélie, qui se remémore sa première visite, à l’âge de cinq ans, du Tōdai-ji, en compagnie de son père, sans cesse associé dans ses souvenirs au Pays du Soleil Levant. Elle partage avec lui cette « nostalgie préventive » qui lui fait regretter le temps des départs.
Le séjour des deux amies se poursuit à Tokyo. Là, Amélie perd ses repères géographiques : elle qui a vécu dans la ville est incapable de s’y retrouver. Seule sa boussole émotionnelle lui fait retrouver la ville qu’elle a aimée. La vitalité de Pep, son ancrage dans le réel, ponctuent le récit, et sortent Amélie de son enfermement nostalgique. Le portrait qui est fait de Pep n’est pas très flatteur : irascible lorsqu’elle a faim, malgracieuse, despotique quand ses allergies aux acariens ou aux bruits nocturnes la tourmentent, ne craignant ni le scandale ni la gêne ; par ailleurs bonne vivante et compagne infaillible de beuveries. Elle est le contrepoint idéal de la narratrice, enfermée dans ses émotions et ses fascinations, mais aussi encline au spleen.
L’un des plus forts moments de ce séjour nippon est la visite du jardin de thé, au pied d’un Fuji rendu invisible par les nuages. Là se déclenche pour Amélie une agitation qui tient de l’illumination et de la transe, le kenshō : « tout s’ouvre, le cœur, la tête, mais aussi ce dont on ne peut imaginer l’ouverture et qui cependant se dilate, le sang, la peau, les os, pour livrer passage à une énergie parfaite, une abolition du temps ». On partage, au fil des pages, les enthousiasmes de la narratrice, et l’on plonge avec plaisir dans ce cerveau pas fait comme les autres, quand elle s’extasie devant le vert d’une robe de soie, devant les grues portuaires de Tokyo ou devant les fleurs en pâte de riz d’un pâtissier japonais.
Cette intériorité des sensations et des sentiments est contrebalancée par quelques scènes cocasses, qui sont aussi parmi les plus savoureuses de l’œuvre de la romancière : les scènes du billet de train perdu, de la file d’attente aux toilettes de la station-essence, ou des bains chauds sont narrées avec verve et talent. Mais rien ne surpasse l’épisode du bar à lapins, chef-d’œuvre d’ironie et de dérision. Ajoutons à cela les ombres de Mishima et de Huysmans – dont Amélie relit À rebours –, qui épaississent le récit de voyage ; ajoutons les belles réflexions sur la lecture, le livre-ancrage et la littérature (« Bien plus que lire, relire est un acte d’amour », « Les seuls moments où je ne doute pas de mon existence sont ceux où je lis », « La littérature me paraît l’unique domaine où j’ai pied ») ; ajoutons encore la réflexion sensible sur les écueils du retour, sur son impossibilité, mais aussi l’aveu de faiblesse poignant de la narratrice, qui répète sa difficulté de vivre – « je n’y arrive pas », répète-t-elle –, et voilà que L’Impossible Retour touche plus qu’on aurait pu croire, marque plus qu’on ne saurait dire. Stéphane Maltère
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