Le sel de tes yeux, Fanny Chiarello (2020)

La narratrice décide d'écrire une longue lettre à une jeune inconnue, une athlète croisée dans un parc. Pourquoi l'émeut-elle autant ? Elle sait déjà qu'elle ne la lui enverra pas et se rend très vite compte que ce monologue, bien plus long qu'elle ne le pensait, la conduit sur une réflexion inattendue, vers l'écriture d'un roman où il va falloir inventer l'invisible :
Sarah n'a pas encore dix-huit ans. Elle vit avec son père, Malek, un homme très âgé, sa mère Lila et sa sœur. Ses frères, plus vieux, n'habitent plus à la maison. Dans une cité minière du Nord, il n'est pas facile de découvrir qu'on est attirée par les filles. Sarah a essayé d'évoquer sa différence avec ses parents, mais depuis, sa mère la surveille, l'épie et fait tout pour l'éloigner de ce qu'elle croit être une lubie.

En imaginant qui est cette jeune fille à qui la narratrice s'adresse par le pronom "tu", sans la connaître et sans jamais la rencontrer, Fanny (l'auteur se donne son propre prénom à un moment dans le récit) projette une histoire, l'invente en y mettant beaucoup d'elle-même. Le "tu" presque imaginaire, qui s'incarne dans cette athlète, est une manière de parler d'elle-même.
Comment se construire en tant que lesbienne dans un monde où tout est hétérosexuel, les livres, les films, les références, les modèles ? Quand on valorise celle qui a un petit copain quel qu'il soit (la mère de Sarah s'enorgueillit que son autre fille Mona sorte avec Enzo, un garçon pas très intéressant... mais c'est mieux qu'une fille !) et qu'on malmène celle qui se découvre différente ?



Sarah rêve d'amour. Elle cherche tous les signes chez les autres filles, interprète, c'est l'éveil du désir. Sa principale opposante est celle qui devrait l'aider et la comprendre, sa mère. Cette sorte de Folcoche, sous couvert de sa morale et de sa "normalité", en vient à maltraiter sa propre fille (gifles, harcèlement, surveillance des lectures et des fréquentations). Heureusement, Sarah trouve autour d'elle quelques soutiens, surtout en la personne de Jasmine, une mère célibataire qui a vingt de plus qu'elle et la comprend.

On aime lire au détour de ces pages d'autres prises de position, en particulier sur les animaux et leur exploitation, ce que fait déjà Fanny dans L'Évaporée, par exemple, qui n'est pas le thème principal du livre (voir aussi bientôt Spécimens sensibles sur le sujet). On force Sarah à manger de la viande, comme on la force à aimer les garçons. Le parallèle entre les deux contraintes est habile puisqu'il en va de même dans cette société : être végétarien ou vegan est faire partie d'une ultra-minorité, contrainte à s'affirmer au quotidien, à résister à la pression continuelle.



Se découvrir lesbienne, c'est accepter de ne pas être comme tout le monde, se sentir à l'ombre de l'écrasante majorité :


La dimension autobiographique est frappante, même si le travail sur la narration (par cette forme détournée de la lettre) et sur les personnages (la narratrice invente celle qu'elle écrit. "Je t'écris", dit-elle, avec toute l'ambiguïté de la formule) en fait un roman et non un témoignage.