Les enfants de Cadillac, François Noudelmann (2021/2023)
Lun 1 Mai - 8:03
"À quelles expériences familiales doit-on ce que l'on est devenu ? Comment les désirs des parents, leur volonté d'acquérir une identité, une place, une réputation se répercutent-ils sur les êtres qui leur succèdent?"
Sous le titre Les Enfants de Cadillac, on ne s'attend pas à trouver un tel livre... François Noudelmann, philosophe dont c'est le premier roman, écrit un récit sur la mémoire, l'identité et l'héritage, qu'il construit comme un devoir de philosophie, en trois parties, racontant d'abord l'histoire du grand-père Chaïm, juif de Lituanie qui rêvait de devenir Français, engagé volontaire pour la guerre de 14-18 et que le gaz moutarde a privé de sa raison ; puis celle d'Albert, son fils, marqué par la Drôle de guerre qu'il a subie de 1937 à 1945, déporté en Allemagne en tant que travailleur de force ; enfin, la propre histoire de l'auteur... ou plutôt ce qu'il a hérité de ces deux aïeuls.
Cadillac est le nom d'une ville de Gironde qui a abrité un asile où est mort de faim Chaïm en 1941 :
"Chaïm n'était pas un mort pour la France, mais un "fou pour la France"."
Qu'est-il né, que reste-t-il des enfants de Chaïm, , quelle judéité a pu être transmise? Quelle part de sa vie, de ses gènes a pesé sur la construction de son fils et de son petit-fils? Alors qu'il est bien intégré au groupe sur le front de guerre, Albert se voit dénoncé en tant que Juif, ce qui le condamne à être conduit dans un camp de travail. Il doit survivre dans des conditions terribles, à quelques centaines de kilomètres d'un camp qu'on est en train de construire, Auschwitz. Il tente à plusieurs reprises de s'évader et change d'identité : il sera Philippe Garnier (même prénom que Pétain...). Personne ne saura qu'il est juif jusqu'à la Libération, et même après, car il ne fait jamais référence au passé même si un jour, il se décide à raconter ce qu'il a vécu à son fils unique, l'auteur de ce livre.
François Noudelmann s'interroge sur la transmission. Il explique son propre caractère nomade et se demande en quoi le fait d'être juif n'entraîne pas sur les chemins de l'errance. Pourtant, peut-on faire plus français que le prénom François?... De New York où il vit désormais, il revient sur son histoire familiale, partant de ce grand-père fou, qu'on a enterré à la va-vite et dont on a oublié l'existence. Il nous explique l'ambivalence de l'héritage, qu'on rejette ou qu'on s'approprie pour fabriquer son identité, soulevant aussi les contradictions d'une vie : militant pour la Palestine à la fin des années 70, cela ne l'a pas empêché d'aller vivre dans un kibboutz en Israël, réalisant ainsi qu'il y a un écart entre ce qui est et ce qui est relaté par les médias. Il nous offre aussi une réflexion sur l'antisémitisme qui renaît dans les années 80 et montre comment l'antisionisme cache sous ce nom sa haine des Juifs :
"Dans cet antisionisme s'entend l'antisémitisme repérable grâce au test des trois D : la Délégitimation de l'État d'Israël, considéré comme une imposture juive en terre arabe, la Diabolisation de ses ressortissants, accusés, comme au Moyen Âge, de tuer intentionnellement des enfants, et le Double standard qui conduit à reprocher à Israël ce qu'on tolère dans les autres pays environnants."
Il dit aussi que la nouvelle forme d'antisémitisme a bien du mal à donner son nom :
"Lorsque l'antisémitisme venait des néonazis et de l'extrême-droite, il était pur comme le fer de la croix gammée. (...) Mais le harcèlement et la mise à mort des Juifs en France, au XXIème siècle, suscite à présent la gêne plus que l'indignation."
Comment devient-on qui on est ? Certes, il y a le poids de la famille et du passé, mais aussi les rencontres (les gens, les livres, les expériences...). Malgré lui, François Noudelmann suit les pas de ce grand-père qu'il a retrouvé tardivement, à l'occasion de l'inauguration du cimetière des oubliés à Cadillac, en 2020. Dans la construction même du récit, on voit que les vies (Chaïm veut dire "les vivants" en hébreu), au sein d'une famille, se superposent. L'identité se construit par strates, qu'on en ait conscience ou non...
Les dernières pages bouclent la boucle de la mémoire, d'une très jolie manière, nous embarquant sur les routes américaines à bord de la Cadillac d'Aretha Franklin...
Un très beau livre sur l'identité et la mémoire généalogique.
Céline Maltère
Les Enfants de Cadillac ressort en poche (4 mai 2023).
Première parution : Gallimard, 2021
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