"Les étoiles ont disparu du ciel, elles sont toutes venues mourir sur nos poitrines", De Pitchik à Pitchouk, Jean-Claude Grumberg (2023)

Jean-Claude Grumberg est un conteur. Pour dire l'horreur de la Shoah, il a réécrit en 2005 Le Petit chaperon rouge en transformant la fillette en un chaperon jaune. Elle apprend qu'elle est "Uf" (comprenez "juive") quand elle rencontre le caporal Wolf, un nazi, dans les bois. Cette pièce de théâtre a été conçue pour être lue et vue par les petits, pour leur faire comprendre en douceur ce qu'ils ne peuvent pas encore entendre : l'adulte y verra bien d'autres choses... La plus précieuse des marchandises (2019) emprunte aussi la forme du conte pour raconter l'histoire d'un bébé juif jeté hors d'un train et recueilli par des Polonais. Les dernières lignes sont très poignantes... et de manière métaphorique, Jean-Claude Grumberg laisse surgir subtilement l'indicible.

Le conte permet d'être lu à tous les âges et de mélanger les tons. Dans La Grande Librairie du 6 avril 2023, Jean-Claude Grumberg explique comment il conçoit la justesse de l'écriture :

De Pitchik à Pitchouk est justement sous-titré "Un conte pour vieux enfants". Mêlant encore l'humour à la tristesse, Jean-Claude Grumberg aborde avec légèreté des thèmes douloureux et sombres : la perte de ceux qu'on aime, la vieillesse, la solitude, la déportation des Juifs, à travers un conte qui part dans tous les sens : selon la voix d'une petite fille venue rappeler à l'ordre l'auteur quand il écrit, tout cela manque de cohérence !

Le début est loufoque : Mme Rosenfeld, le soir de Noël, grimpe dans sa cheminée Napoléon III et bute contre le Père Noël. "Nom de Dieu de nom de Diou !" Il s'est encore trompé d'adresse ! Il n'y a plus, depuis longtemps, d'enfants dans cette maison. Mme Rosenfeld est veuve : elle invite ce Père Noël à cran (surmené par les nouvelles cadences!) à prendre un thé avec elle. Il pourra même emprunter ses toilettes.
Au chapitre suivant, la même Mme Rosenfeld se trouve dans une maison de retraite en temps de covid... et elle en meurt... et la mort la conduit au ciel où elle retrouve le Père Noël et le tant aimé Isy, son mari disparu depuis longtemps ! Il y a aussi des enfants qui chantent leur Internationale, la célèbre chanson de Tino Rossi... mais leurs petits souliers et leurs bottines, sur une photographie très noire, se dressent en tas, comme leurs cheveux ou leurs montures de lunettes... derrière des vitres que l'on peut voir de nos jours à Auschwitz.

Jean-Claude Grumberg suit un fil sans savoir où l'histoire le mène. On dirait, malgré tout, malgré la douleur de l'absence, qu'il s'amuse à faire ressurgir la mémoire sous différentes formes. Dans l'amour de Mme Rosenfeld pour Isidore, il y a le sien pour Jacqueline, qui fut, qui est toujours incommensurable (Jacqueline, Jacqueline, 2021).
Dans ce fouillis apparent, on croise des amoureux qui seront bientôt déportés, ou le jeune apprenti tailleur que fut Jean-Claude Grumberg et qui comprit grâce à son patron qu'il était fait pour les livres. Il y a la stèle de Bagneux, qui se souvient des Juifs sans nom assassinés durant la guerre, ainsi qu'une lettre "du trop regretté Himmler" comme il l'écrit avec beaucoup d'ironie.

Ce qu'on aime chez Grumberg, c'est aussi la poésie dans la simplicité, et la rupture soudaine, comme dans cette scène où une famille juive, portant l'étoile jaune, voit venir l'orage :

"Grâce à Dieu qui n'existe pas" est une formule pleine d'humour de l'auteur (La Grande Librairie du 6 avril), que l'on retrouve dans ce passage où l'on sent combien il est impossible d'accepter ce qui a eu lieu :

"Je me suis mise à en vouloir encore plus fort à ce dieu qui n'existe pas de ne pas avoir fait des numérotés, ceux qui étaient revenus, ceux qui malgré tout avaient triomphé de l'enfer, je lui en ai voulu de ne pas en avoir fait des immortels, des immortels à part entière, alors qu'ils avaient survécu à l'enfer sur terre. Oui oui, je sais, ça semble trop bête. Tout le monde doit mourir, je sais. La fin, la fin arrive, il y a toujours une fin, chaque histoire a sa fin."


Et en écrivant cela, l'auteur nous avoue aussi qu'il ne trouve pas la fin de son livre : elle lui sera malheureusement imposée par la mort d'un ami cher. Les dernières lignes sont très émouvantes :


"A force de raconter des histoires de mort, la mort va finir par te rattraper et te prendre. Il semble que la Faucheuse ait choisi une autre tactique : s'acharner sur ceux que j'aime, pire sur ceux qui m'aimaient."