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"Le lombric reflète la pensée divine", Ton absence n'est que ténèbres, Jón Kalman Stefánsson (2020) Empty "Le lombric reflète la pensée divine", Ton absence n'est que ténèbres, Jón Kalman Stefánsson (2020)

Mar 17 Jan - 8:11
"Le lombric reflète la pensée divine", Ton absence n'est que ténèbres, Jón Kalman Stefánsson (2020) 4115pc10


Les grands écrivains contemporains existent. Jón Kalman Stefánsson en fait partie. Comment raconter la mémoire, la famille, l'Islande, les liens qui se tissent et se cassent entre les individus avec une telle maîtrise et une telle poésie?

Rien que le titre nous attire : Ton absence n'est que ténèbres. C'est une de ces phrases mises en exergue dans le roman, car chaque partie, chaque sous-partie est ponctuée d'une parole marquante, par son sens ou sa beauté.
Nous ne saurons pas grand-chose du narrateur, qui a perdu la mémoire. On le devine écrivain, en proie au démon du souvenir, démiurge qui aimerait influer sur le destin. Arrivé dans un fjord islandais, il retrouve Sóley, une femme qu'il a peut-être aimée. Il ne s'en souvient plus, mais il le perçoit car son sourire, à chaque fois, le bouleverse.
S'il ne sait pas qui il est, le récit va nous apprendre qui sont tous les gens qui l'entourent, morts ou vivants et, en entrelaçant habilement les époques, l'auteur nous plonge dans des histoires aussi touchantes et passionnantes les unes que les autres.

Les habitants du fjord, d'hier et d'aujourd'hui, vivent à l'écart du monde. Ils élèvent des moutons dans un paysage souvent froid ou enneigé ; l'été, la température ne dépasse pas les dix-sept degrés. Parmi eux, il y a Guðríður : elle a vécu il y a plus de cent ans mais à qui le lecteur s'attache comme si elle était encore là, femme simple, mariée au rude et maladroit Gísli qui, pour lui prouver son amour, lui écrit parfois un poème et a volé un précieux plateau lors d'un de ses voyages de pêcheur. Perdue au fond de sa campagne, Guðríður aime lire. Elle est abonnée à une revue pour laquelle elle a eu l’audace d’écrire un article s'interrogeant sur l'existence à travers une image inédite :

« Je dirais, si j'osais, que le lombric reflète la pensée divine. »


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Sa lettre et son article arrivent chez le pasteur Pétur, à six heures de route à cheval. En les lisant, cet homme marié lui aussi n'a qu'une envie : aller la voir. Il est ébloui par son texte et n'hésite pas, sous le regard inquiet de sa femme, à atteler sa douce jument pour connaître Guðríður.


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"Où vas-tu donc comme ça, pasteur ?
Là où me conduit la boussole du cœur.
La boussole du cœur ? Voilà qui est joliment tourné. Mais est-ce une bonne chose, crois-tu qu'il soit légitime, n'est-il pas hasardeux, voire aberrant d'écouter cet organe ? Tu n'es pas sans savoir qu'il est par essence indomptable et qu'il peut aisément se montrer destructeur si on ne le freine pas, si on ne tient pas solidement les rênes. Il n'hésite pas, à l'occasion, à briser les ménages et détruire les familles, il n'hésite pas à préférer dissensions et obstacles à la sécurité, à la stabilité, celui qui écoute son cœur court le risque de blesser profondément ceux qui lui sont le plus proches. La modération est l'ancre de la vie,  elle est harmonie. On trouve sa place dans l'existence et l'on s'y tient, en équilibre, dans un monde instable. On supporte les chocs, les tentations et les séismes qui secouent le cœur. C'est ainsi qu'on se trouve un but dans la vie, et là, tout grandit, tout s'épanouit autour de vous et vous êtes béni."


De cette rencontre interdite naîtra Jón, de qui naîtra Skúli, de qui naîtront Halldór et Pàll, puis Eiríkur... Et c'est ce fil des générations qui nous est raconté avec beaucoup de délicatesse et de tristesse, car il est question de la perte, de l'oubli, des renoncements, des regrets, mais aussi de toutes sortes de sentiments, amoureux ou filiaux.

De nombreux passages serrent le cœur (quand on voit disparaître la grand-mère qui servait de mère, si aimante, par exemple), bien qu’ils remplissent de douceur grâce à une langue-litanie qui nous emporte tel le ressac de la mer d'Islande.  , mais ils remplissent aussi de douceur parce que la langue, comme une litanie, nous emporte tel le ressac de la mer d'Islande.
La scène inaugurale montre comment l'amour, sous la forme d'un coup de foudre, peut transformer une vie : Aldis est fiancée à un gentil jeune homme de la ville. Pour un voyage en amoureux, ils  veulent aller "faire l'amour dans la piscine de Krossneslaug" en Islande. Comme un pneu de leur voiture crève, ils demandent de l'aide à un paysan dans un tracteur. Quand cet homme descend, le monde s'arrête : Aldis ne pourra plus jamais oublier cette vision et aura l'audace de tout quitter pour vivre son amour avec Haraldur. D'autres, dans le roman, n'auront pas la force des arrachements, comme Svana, qui préfère abandonner son fils nouveau-né  plutôt que de briser sa famille pour Halldor, qu'elle aime pourtant passionnément, ou encore Tove, qui dira à Eirikur qu'elle choisit de les faire souffrir tous les deux en le quittant, plutôt que de faire souffrir plus de monde (son mari et ses enfants). Sur un simple sourire, sur une apparition, des vies basculent. Le courage est-il d'agir ou de renoncer ?


"Le destin est vieux comme le monde. Il a vu bien des choses, probablement toutes, ce qui explique son besoin irrépressible de brouiller les cartes dans l'espoir qu'adviennent des événements imprévus. Des péripéties dont il s'amuse, et que certains qualifient de plaisanteries des dieux. Brouiller les cartes, brouiller les vies, se distraire en faisant des nœuds, en installant un virage à tel endroit, en cassant un pont à tel autre, en ballottant nos cœurs, en assénant à l'existence des pichenettes de manière à bouleverser ce qui est immobile et solidement enraciné."


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Ce qui est très agréable, aussi, est que ce roman est construit avec une bande-son. Il arrive même que, lors de la lecture, on s'arrête pour écouter un bout de chanson. La rencontre d'Aldis et d'Haraldur se fait sur un air de Bob Dylan, plus tard de Leonard Cohen, lorsqu'elle va le retrouver et prendre le risque de tout quitter :

"I showed my heart to the doctor
He said I'd just have to quit
Then he wrote himself a prescription
And your name was mentioned in it "

Beaucoup de paroles sont citées en anglais, et traduites, et ces textes de variété donnent aussi tout leur sens à des moments de la vie des personnages, les éclaire et les met en relief.

Secret des origines, amours impossibles, rencontres et passions dans ces terres lointaines, voilà ce que raconte Ton absence n'est que ténèbres, invitation à vivre l'instant, avec un souffle de nostalgie, et à éviter les « trop tard ».

C. Maltère


Paru en 2020 chez Grasset, et sorti en livre de poche chez Folio en décembre 2022.


Dernière édition par Le Manoir le Jeu 24 Aoû - 11:33, édité 9 fois (Raison : n)
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