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Blanc, Sylvain Tesson (2022) Empty Blanc, Sylvain Tesson (2022)

Dim 30 Oct - 6:23
Blanc, Sylvain Tesson (2022) 31272410


Blanc est un journal de voyage, la traversée des Alpes à ski, entreprise par Sylvain Tesson et son ami Daniel du Lac de Fugères, guide de haute montagne.
Ils relient en quatre fois, à chaque printemps (de mars 2018 à avril 2021) Menton (au bord de la Méditerranée) à Trieste (sud de la Slovénie). Le voyage à pied dure quatre-vingt-cinq jours, que raconte un à un l'écrivain voyageur.

Divisé en quatre parties, le texte nous conduit de refuge en refuge, nous fait découvrir l'effort, la peine, l'angoisse de cet affrontement avec une montagne que rien n'habite. Du Lac et Tesson, rejoints bientôt par Rémoville, un autre alpiniste rencontré par hasard dans un refuge, bravent chaque jour la neige et le froid dans des dénivelés incroyables, tentent d'échapper aux pièges, aux crevasses, de résister au vent et aux basses températures. C'est un "travail de forçat". Pour le lecteur, les routes de chaque jour se ressemblent... mais c'est moins le récit du voyage qui importe que les sentiments de l'auteur, sa force mentale et son parcours intérieur. Habité par les poètes, Sylvain Tesson s'accroche à la pensée. Il n'invente pas le paysage car tout est blanc, il explore une terre vierge et hostile grâce à ses bâtons de ski, et surtout grâce à la littérature qui lui occupe l'esprit. Shakespeare demande, au détour d'un paragraphe : "Où va le blanc quand la neige a fondu?". Rimbaud, Nietzsche, Chateaubriand s'invitent dans la neige. Sylvain Tesson se récite des vers pour tenir (il arrive qu'il faille huit heures pour faire à peine un kilomètre). L'homme se bat contre plus fort que lui : "Un pas, un autre encore. L'idée fixe était la lame. Nous fendions la substance."
Si l'ensemble a un côté répétitif (jour après jour, une course dans les solitudes où tout se ressemble, où rien n'a de forme), c'est le reflet de ce voyage dans les hauteurs — et le lecteur ne se doit-il pas de participer aussi à la peine ? La difficulté pousse même l'aventurier à créer une échelle particulière appelée DAF, mesurant en trois chiffres, de 0 à 5, la douleur, l'angoisse et la fatigue.

Comme dans chacun de ses livres, Sylvain Tesson sait trouver la formule. Son texte est ponctué de petites maximes, qui font souvent le charme de son écriture. Comme il le dit lui-même, son travail s'apparente à de la géopoétique. Sur le blanc, par exemple, qui donne son nom au récit :
"Le séjour dans les paysages de neige est une saignée de l'âme. Le monde éclate. On se gorge d'espace. Alors, s'opère l'éclaircie de l'être par le lavement du regard."

Dans le journal, l'auteur insère une nouvelle très courte, écrite lors de l'une de ses escales. C'est une dystopie effrayante, une fable qui dénonce l'égalitarisme de notre temps. "Égalité - Égalité - Égalité" raconte comment un nouveau gouvernement, en 2053, décide, au nom de l'égalité, de mettre à niveau tous les paysages : pourquoi le Mont-Blanc narguerait-il les plaines? Comment accepter que la Camargue soit humiliée par ses 4000 mètres d'altitude, ou que les volcans d'Auvergne se permettent d'exhiber leurs reliefs? Il faudra dynamiter peu à peu toutes les éminences, comme le Mont-Saint-Michel, pour rétablir l'égalité jusque dans les paysages.

Blanc est une réflexion sur le temps, la liberté, la beauté et l'oubli, titres donnés aux quatre parties du livre :
"La moindre course  dans la montagne dissout le temps, dilate l'espace, refoule l'esprit au fond de soi. Dans la neige, l'éclat abolit la conscience. Avancer apporte seul. L'effort efface tout —souvenirs et regrets, désirs et remords."
Et il cite Paul Morand :
"Ailleurs est un mot plus beau que demain."

On regrettera seulement deux choses, qui font que Blanc n'est pas aussi beau, aussi fort que ses livres précédents (en particulier La Panthère des neiges) :  le "on" à la place du "nous", dont l'utilisation n'est pas justifiée, très perturbant dans le récit, et les réflexions sur le covid, le masque, les mesures sanitaires... râleries qui ne sont pas à la hauteur de la rêverie. Mais, pour cette seule et unique phrase, on pardonne tout :
"Là-haut, au-dessus du mikado, régnait le Blanc, patrie du néant inodore, de l'ordre pur et du rêve mort."

CM


Gallimard, septembre 2022



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