Le Manoir des lettres
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shmuel - « Je peins le vrai et pourtant je rêve ! » - Et la guerre est finie, Shmuel T. Meyer Empty « Je peins le vrai et pourtant je rêve ! » - Et la guerre est finie, Shmuel T. Meyer

Ven 16 Juil - 11:42
shmuel - « Je peins le vrai et pourtant je rêve ! » - Et la guerre est finie, Shmuel T. Meyer Et-la-guerre-est-finie

 
 
En mai 2021, le Goncourt de la nouvelle a été décerné à l’écrivain Shmuel T. Meyer pour « Et la guerre est finie ». Trois volumes le composent : Kibboutz, Les grands express européens et The Great american disaster.
 
Kfar Avraham est un kibboutz fondé en 1932, devenu vingt ans après Petah Tikva.
Shmuel T. Meyer y situe l’action des 15 nouvelles qui constituent Kibboutz. Dans des textes très courts, il évoque des personnages et décrit les lieux par petites touches. Les récits ne conduisent pas forcément à une chute spectaculaire, et la retenue caractérise ces textes. Parmi ces personnages, on trouve l’Oncle Yona, chargé de faire un emploi du temps équitable afin que les gens de la communauté puissent utiliser les quinze voitures à disposition ; Guidi rêve de partir en Amérique, mais sa mère s’y oppose ; HaOzen Hashlishit (Trois zoreilles) est un chat, un mauvais garçon qui s’invite chez le narrateur ; il y a aussi l’écrivain Dani, qui a ôté le « -el » de son prénom, se détachant ainsi de sa part divine et peut-être aussi de ses origines.

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Kfar Avraham, 1937


 


En racontant ces histoires individuelles, Shmuel T. Meyer dit aussi la naissance d’Israël et le rêve sioniste. Dans « Nous allons vers l’effroi », qui clôt le recueil, il exprime son désarroi, son désespoir suite à l’assassinat de Rabin, comme si le sionisme avait dévié de ce qu’il voulait être. Delphine Horvilleur dit la même chose dans Vivre avec nos morts (2021), quand elle raconte le moment où, auprès de son amoureux de l’époque, dans une voiture, en revenant de la « place des Rois » qui ne portait pas encore son nom d’aujourd’hui, et pour cause, elle apprend l’attentat contre Yitshak Rabin, défenseur de la paix. Fallait-il y croire, en cette paix ?
 
« J’entends aujourd’hui encore leur réplique interminable :
« Memshelet Israel modia betadhema »…
« Le gouvernement israélien annonce avec stupeur »… la mort de son Premier ministre. À la radio, des hurlements couvrirent sa voix. Les nôtres stoppèrent la voiture, au bord d’une route, tout près d’un village nommé Motza. C’est là, à Motza, ce lieu qui en hébreu signifie « l’issue », que pour moi, il est mort. Ni sur une place de Tel-Aviv, ni à l’hôpital où il fut transporté, mais sur une colline de Jérusalem, au bord d’un village. Mon rêve a cessé de respirer, et avec lui, mon amour. Mon sionisme s’est trouvé dans une impasse, au point mort. »
 
De la même manière, Shmuel écrit :
 
« Quand Rabin devient premier ministre, c’est une erreur de casting, un miracle, mais une erreur. »
 
Au Kibboutz, on croise l’orphelin dont la mère allemande, la shiksé (« non juive » en yiddish), fille d’un nazi, a épousé un juif : les figues éclatent comme les cervelles…
 
Le style de Shmuel T. Meyer est dépouillé, les images sont comme le « soleil blanc sur la plage » :
 
« Nous allions vers l’effroi, irrémédiablement, vers des jours poisseux comme une nappe de pétrole. »
 
L’idéal du kibboutz décline peu à peu, avec le temps. La communauté se disloque, les familles se renferment sur elles-mêmes, vivant entre elles dans des pavillons :
 
« C’était il y a une éternité. Les enfants vivent à présent chez leurs parents. Le kibboutz a construit trois quartiers avec des petits immeubles de deux étages, comme en ville. (…) Les familles mangent en famille. » (« Guidi »)
 
Le rêve de l’Eretz à construire est souvent brisé. Dans « Paname, Paname », Albert croit arriver à Jérusalem, mais on lui a attribué un petit lopin de terre dans le désert du Néguev :
 
« Il avait porté sa main droite en visière, et dans l’obscurité totale de la nuit, Albert avait cherché durant de longues minutes la silhouette de la tour de David, l’ombre crénelée des remparts de Soleiman le Magnifique et la porte de Sion.
La déception, au lever du jour, fut immense de découvrir, aussi loin que l’œil portait, une plaine cabossée de sable et de caillasse et que, bien sûr, aucune sépulture de Roi, aucune auguste synagogue, aucun Saint des Saints n’habitait ce désert ».

C’est la désillusion…
 
« Que va-t-il rester de Kfar Avraham ? Du socialisme, de l’égalité ? Du sionisme, qui nous a fait choisir de vivre ici ? », s’inquiète l’un des personnages face à la fuite de la jeunesse pour d’autres terres. « (…) Je voyais le kibboutz que j’avais tant aimé se déliter sous mes yeux, et je me refusais à amender mon idéal, mon rêve… ma vie, quoi ! »
 
… mais les personnages de Kibboutz ne se laissent pas aller aux revers du destin.
Shmuel montre dans ses nouvelles les hommes et leurs bassesses, leurs fêlures, leur générosité aussi. Guidi reviendra de son exil en Amérique, mais ses parents seront morts ; le religieux Avidan Narkis sera, par son égoïsme, à l’origine de la mort d’un bébé… On sent du regret et de la mélancolie dans ces lignes, un passé au goût de paradis perdu.
 
Dans Les Grands express européens, autre tome, de nombreux personnages sont reliés par le suicide initial d’une femme, dont le mariage avait un goût de raté et de monotonie. Une nuit de Nouvel An, elle se couche sur la voie ferrée… Cette mort est dite entre les lignes, au point que le lecteur se demande d’abord s’il a bien lu. Dans ce recueil, la distance avec les personnages est encore plus grande que dans Kibboutz. Shmuel T. Meyer se retient de toute psychologie, il préfère dire et montrer. Il explique lui-même, dans une interview (« Lettres capitales », mai 2021) :
 


« J’ai dressé un décor et introduit des personnages puissants qui, petit à petit, s’y intègrent au point de ne plus pouvoir être distingués que par leurs destins. »
 
Au lecteur de sentir et de comprendre, à travers toujours quelques images dont la simplicité fait la poésie :
 
« Nous enjambons la Seine, sépulcrale, dramatique, obscure comme l’Achéron. » Impression d'un hiver parisien, dans « La Louisiane ».
 
« Le jasmin délivre son parfum pour un peuple terrorisé. Le jasmin est inutile », pense Clara Bassano dans « Caffè greco ».
 


« Comment fait-on pour mériter la montagne et l’éternité que le plus injuste des dieux semble lui accorder ? » (« Bella Tola ») se demande encore  Arnold qui se souvient d’Antje Nussbaum qu’il a aimée et qui, comme on le devine, n’est pas revenue des camps.
Les crimes se font dans la pudeur de l’écriture : le fils d’un ancien nazi étouffe le père avec un coussin. Quelques textes plus loin, on le voit devenir à son tour un "nazi nouvelle génération", puisqu’à sa sortie de prison, il se lance dans des mauvaises affaires, au point de suivre un entraînement militaire au sud du Liban et de finir par assassiner le Juif Zerubavel, fraîchement débarqué en Europe pour exposer ses peintures, personnage qui avait retrouvé sa fille dans la nouvelle « 51 rue Sholem Aleichem ».

Les Grands express européens nous fait traverser les wagons d’un même train : une mosaïque de personnages sont reliés par des fils qu’ils ignorent. Par exemple, l’écrivaine Magdalena, auteur de La petite mort d’Aristide dans « La lumière de Lourmarin », est lue par l’Arnold de « Bella Tola ».
 


« Les surprises entrent souvent par la porte, ignorant fenêtres et cheminées. Elles frappent parfois avant de modifier définitivement votre vie et, aventureusement, on leur ouvre. » (« 51 rue Sholem Aleichem »).

Ainsi vont les vies des personnages de ce recueil. Et la mort, quand elle se présente, discrète, fait son travail vite et proprement :
 
« Les surprises entrent et ressortent par la porte. Il y a celles à qui l’on offre un rafraîchissement, puis un cœur, puis l’immense malheur engendré par l’absence. » (ibid.)
 
 
 
Après Israël et l’Europe, les nouvelles de The Great american disaster se situent sur le continent américain, dans une Amérique qui rappelle parfois les personnages cabossés d’un Dan Fante. Ambiance jazz, nocturne : on repêche, dès la première nouvelle, le cadavre d’une jeune fille, Tal Hammerstein, et le lieutenant Saul Gantz traîne sa mélancolie dans un New Jersey tantôt glacial, tantôt moite, essayant d’oublier le cadavre de cette femme qui « avait de l’eau dans les poumons, un aquarium sans poisson rouge. »

Cette mort le possède :

« Il faut dans la vie des déclics, des concours de circonstances. Les fatalistes appelleront ça le hasard, les mystiques, la providence, moi, j’appelle ça le Dibbouk, une obsession. » (« Saul’s lament »)

Saul Gantz est juif, tout comme la morte. Un jeune rabbin passe dans la nuit, le lieutenant récite un kaddish au-dessus de l’eau :


« Lorsque Dieu décide de vous compliquer la vie, il ne boude pas son plaisir. » (« Le périmètre de Busan »)

D’autres personnages, tout comme lui, le « flic neurasthénique », sont hantés par la mort rencontrée durant la guerre de Corée. Le lieutenant a d’ailleurs toujours l’impression de sentir sa baïonnette qui déchire les chairs. Et maintenant, c’est la guerre du Vietnam qui vient rappeler ce triste passé. La guerre est-elle vraiment finie ?
 
 
Shmuel T. Meyer a mis cinq ans à écrire ces textes et à les entrelacer, tel une hallah (pain tressé) de shabbat. À propos de Saul Gantz, il dit :
 
« J’ai longtemps vécu dans un pays en guerre. J’ai même tenu un Uzi entre mes mains, moi qui étais un déserteur de l’armée française ! L’amour, la miséricorde, le bonheur, la compréhension et la présence au monde sont, me semble- t-il, différents sous la latitude de la violence. Gantz est un personnage qui m’a aidé à accoucher d’autres personnages. Il est un peu maïeuticien, c’est là son importance, sa mission et je l’aime pour ça. »
 
Cette trilogie, joliment mise en page dans un coffret publié par les éditions suisses Métropolis, nous fait traverser doucement, souvent cruellement, le monde de Shmuel T. Meyer.



Céline Maltère
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