Destins poétiques - J'ai péché, péché dans le plaisir, Abnousse Shalmani (2024)

Abnousse Shalmani emprunte la forme du roman pour raconter deux vies de poétesses qui s'entrecroisent : celle de Forough Farrokhzad, Iranienne dont la carrière littéraire a été fulgurante (elle meurt à 32 ans dans un accident de voiture), et celle de Marie de Régnier, fille du poète José-Maria de Heredia. Deux femmes, deux époques, deux pays...
Forough vit en Iran dans les années 50, bien avant la révolution islamique de 1979. Elle rêve de poésie et de liberté, même si sa culture la pousse toujours à se cacher, voire à s'excuser de ce qu'elle est. Elle se marie jeune avec un homme qu'elle croyait ouvert, mais qui la traitera très mal, ne supportant pas ses élans d'amour et ses écrits. Elle ne tient pas son rôle d'épouse comme il faut.
Forough adore sa contemporaine Marie de Régnier (1875-1963). Pour elle, cette femme incarne la liberté sous toutes ses formes : elle aime passionnément, elle écrit, elle baigne dans le milieu littéraire parisien et ne côtoie que des écrivains, amoureuse éperdue de Pierre Louÿs mais mariée à un autre homme, Henri, à qui elle impose de drôles de règles conjugales...





Forough connaît Marie à travers la Tortue (Cyrus), un jeune homme érudit qui lui raconte la vie de cette femme, telle une Shéhérazade qui souhaite retenir l'instant. La Tortue est avant tout un admirateur de la poésie de Forough qu'il ose aborder, malgré sa grande timidité, lors d'une rencontre en librairie. Ils ne se quitteront plus. Bien qu'il soit son amant et l'être le plus proche d'elle au monde, Forough ne veut pas avoir une relation "normale" avec lui et vit d'autres histoires, dont l'une lui fait connaître l'horreur de la trahison.
Marie est la fille de son père, célèbre poète dont elle est très proche ; Forough doit au contraire lutter contre ses parents, qui voient d'un mauvais œil son activité poétique et sa vie déréglée (elle divorce de son mari, a un enfant dont elle n'a pas la garde, en adopte un autre, a des amants...) Tout se fait en secret, contrairement à Marie qui, à Paris, couche avec des femmes, des hommes, laisse libre cours à ses désirs. Marie vit dans l'instant, de manière folle et entière. Abnousse Shalmani nous livre des pages passionnantes sur le milieu littéraire lesbien de l'époque, les amours entre femmes (de lettres), les grandes figures (on croise Natalie Barney, Liane de Pougy, Georgie Raoul-Duval...) et elle nous fait sentir en parallèle toute la retenue orientale ("La solitude des femmes orientales est un désastre civilisationnel."), qui malheureusement tournera à la dictature des mollahs à la fin des années 70.




Pour comprendre les caractères opposés de ces deux femmes qui s'adonnent à leur art, on peut lire cette prophétie de Pierre Louÿs à Marie, l'engageant à vivre le moment présent, triste constat sur le temps qui passe et fait disparaître ceux qu'on aime :

"Fais le compte aujourd'hui de ceux que tu aimes, et sache que pas un ne sera à ton chevet le jour où, vieille femme et presque une étrangère dans un monde nouveau, tu mourras, affreusement seule."

L'auteur nous donne à voir ce qu'est un écrivain : quelqu'un dont la vie se mêle complètement à l’œuvre, sans distinction, encore plus quand il s'agit de poésie, et qui doit être libre.

Marie, devenue vieille, verra Forough lors d'un séjour à Paris, mais seulement de loin, à travers sa fenêtre. Elle dira d'elle à Cyrus, la Tortue :

"C'est une idéaliste, votre poète, les idéalistes sont des destructeurs, ils n'aiment pas la vie, ils préfèrent ses lendemains qui arrivent toujours trop tard."

Ces deux femmes s'opposent justement par ce rapport à la vie. Marie, dans le carpe diem, cueille l'instant sans se soucier des conséquences ; ses origines iraniennes rendent Forough très différente. Elle désire, très fort, mais ne peut pas l'exprimer dans les faits de la même manière :

"Marie de Régnier a fait le choix de la vie, du bonheur quotidien, du plaisir et il est peut-être impossible d'être heureux et de laisser une trace — cette trace que Forough tient à laisser sur le fil du temps. Cyrus est en train de lui dire qu'une œuvre se paye comptant en malheur."

Et sur Marie, encore :

"Elle ne peut rien y faire alors elle n'y pense pas. Ainsi est Marie, incapable de s'attarder en conjectures, avide de profiter de chaque instant. Elle abandonne ce qui ne dépend pas d'elle."

"Elle a l'intention de la tordre, cette réalité qui lui résiste. Le bonheur est un choix, se répète-t-elle. Le bonheur est à ma mesure."

Et un peu plus haut, on peut lire :

"Forough veut avant tout laisser une trace. (...) [elle a sacrifié son fils et s'est condamnée à la souffrance]. Eux [ses détracteurs] ont gardé leurs enfants, eux ont été de bons parents — ce qui explique qu'ils sont de mauvais poètes."

Forough, c'est l'attente, le rêve d'être, la patience (comme cette "pierre de patience" citée dans le texte, celle à qui l'on confie ce qu'on n'a pas le droit de dire tout haut puisque la confidence et l'amitié ne peuvent exister en Iran).





Ce beau roman féminin se lit avec un très grand plaisir : en plus d'être instructif, il est sensible, fougueux, engagé. Cyrus (la Tortue), passeur des mémoires poétiques, a raconté autrefois Marie à Forough ; il raconte aussi, en 2022, Forough à Abnousse, qui réunit avec tendresse et admiration les deux femmes dans ce livre... Elle cite certains de leurs vers, ses préférés, sans doute. On imagine qu'en Abnousse, il y a de ces deux poètes (elle n'écrit jamais "poétesses"...) et que ces tempéraments contraires forment sa propre personnalité.

Céline Maltère