"Rencontre avec le diable", Le Loup des mers, Jack London (1904)

Avec Le Loup des mers, le lecteur s'attend à un récit d'aventures à la Moby Dick, à une traversée des océans sur un phoquier, qui pourrait faire penser à l'expédition enneigée de L'Appel de la forêt, par exemple. Mais on ne soupçonne pas que ce loup des mers est un capitaine diabolique, Loup Larsen, un homme athée, cynique, cruel, qui s'arroge le droit de vie et de mort sur son équipage et entre les mains de qui va tomber un jeune lettré échoué, Hump, homme fragile dont la vie a été jusque-là très confortable. Hump est témoin des agissements de cet homme au comportement ambigu avec lui : malgré son côté brutal, il aime la conversation et la culture. Loup s'amuse à faire peur à Hump, il le dresse, en quelque sorte.
La chasse aux phoques et les aventures en mer ne sont pas au premier plan : ce qui compte est le caractère terrible de ce personnage, d'une beauté divine et privé de toute morale, qui fait régner la terreur dans son bateau, appelé Le Fantôme, et suscitant une haine meurtrière autour de lui.
Un jour, une jeune femme se retrouve aussi sur le navire. C'est une poétesse, que connaît et admire Hump, et dont il va s'éprendre très vite. Le roman emprunte alors une certaine veine romantique, et l'on voit évoluer le faible Hump, capable de se dépasser pour l'amour de cette femme :

"L'apparition de Maud Brewster dans ma vie semblait m'avoir transformé. Après tout, pensais-je, il est plus beau d'aimer que d'être aimé, si cet amour donne à quelque chose dans votre vie une valeur qui vous rend capable de vous sacrifier pour lui. J'oublie ma vie personnelle dans l'amour d'une autre vie, et pourtant — paradoxalement —, je n'ai jamais autant désiré vivre qu'au moment où j'accorde le moins de valeur à ma propre existence."

Il y a, par la chasteté et la pudeur de leur amour, un petit côté Paul et Virginie. On espère longtemps qu'ils s'embrassent !
On retiendra la description du capitaine, dans laquelle on lit une fascination de la part de sa victime qui voit en lui une espèce de divinité nordique, de force brute (c'est presque homo-érotique, ce lien entre Hump et Loup : "Dieu a fait de vous une créature superbe"...).

Paru en feuilleton autrefois, ce roman de London repose jusqu'à la fin sur la description du mal, incarnée par un seul homme. Il diffère totalement des livres comme Martin Eden, Le Vagabond des étoiles, ou même Croc-Blanc. Il y a un côté technique très maîtrisé, qui pourrait parfois ennuyer le lecteur parce que très descriptif... mais on a envie, jusqu'au bout, de voir comment Hump et sa bien-aimée vont échapper au griffe de ce Lucifer.