"Sapphô armada "et "Anatomie" dans Violences (revue)

Dans Violences (janvier 2021), on peut lire "Sapphô armada" illustré par Audrey Faury et un extrait du Dictionnaire amoureux de la Quarantaine : "Anatomie".

« Mais le temps vient où tu écrases le serpent sous ton pied, le temps vient où tu peux crier, dressée, pleine d’ardeur et de courage, le paradis est à l’ombre des épées. »
Les Guerrillères, Monique Wittig

« Mes chères compagnes, compatriotes  ̶   nos chères condésirables,

J’ai entendu tous vos discours contre les cénobites. Vous avez défilé dans les rues avec vos belles pancartes et vos slogans, réclamé la fin d’une époque, hurlé votre désir de ne plus être soumises, rêvé de liberté et d’un monde dont vous ne seriez plus les victimes.
Mais j’ai grincé des dents. Quand cesserez-vous d’être des femmes ? Par vos comportements, vous détruisez vos revendications, et vous renvoyez à la foule une face ridicule. Vos actes annihilent vos discours ! Vos rebellions verbales ne s’accordent pas avec vos vies. Vous dénoncez le pouvoir des cénobites, vous exigez votre place et, dans le même temps, vous sucez avidement le bâton de servitude, vous l’accueillez comme une hostie, vous vous écartelez et lui dédiez vos orifices. Au lieu le plus intime, vous êtes infiniment soumises, et vous osez clamer que vous voulez être libres ?  
Quand cesserez-vous d’être leurs femmes ? Aucune révolution n’a pas lieu sur le pavé. Changez les clefs de votre chambre ! C’est une révolution érotique qui devra s’accomplir ! Les cénobites coucheront avec les cénobites et nous, reines amazones, nous nous aimerons entre nous.
J’en vois de là qui pâlissent et qui se demandent comment renoncer au plaisir que les cénobites leur procurent. J’ai beaucoup de mal à comprendre, mais je veux bien faire un effort… L’accoutumance est telle que vous ne savez plus ce qui est bon ou ne l’est pas. Vous créez vous-mêmes vos orgasmes, persuadées qu’il n’existe pas d’autres voies au plaisir. Vous intégrez votre douleur, repoussez vos semblables, refoulez vos attirances dans votre cerveau tortueux. Je ne bâtirai pas de centres de sevrage, ce serait violent et vain, car interdire renforce la valeur de la chose prohibée. Par le plaisir, reines amazones, vous entendrez ce que je dis  ̶  et, je vous le promets, en tant que présidente, je m’investirai personnellement, j’inviterai au palais les plus dubitatives, les fragiles, celles qui pensent que le vide ne peut se remplir autrement. J’affirme ici que je ferai de la poésie sur vos lèvres.
Ne soyez plus actrices de votre soumission. Dans la chambre, vous vous condamnez. Le plus aimant, le plus attentionné des cénobites ne pourra toujours que vous prendre. Il vous prendra, même avec des mots doux, des serments, il vous possèdera. Les plus récalcitrantes doivent comprendre qu’une preuve d’amour de leur part ne peut être que la castration. « Oh mon amour, je te donne ces présents, servis sur un plateau. Tout est impossible entre nous et je me rends par cette offrande. »
Je ne veux plus de vos plaintes. Au moment où vous énoncez tous les reproches à leur encontre, vous caressez leur torse avec les yeux baissés, vous minaudez, vous ajoutez des « mais », des « on vous aime, chers cénobites, que ferions-nous sans vous ? ». Cela vous pousse à cette rhétorique absurde :
« À bas les abattoirs, le sang et les égorgements ! Contre la cruauté, les veaux qui agonisent. Mais… mais… mais… nous vous aimons, chers saigneurs, et voulons de vous dans nos vies. »
Vous êtes les artisanes de votre captivité. Tant que vous leur ouvrirez vos cuisses, que vous porterez leurs enfants, vous renoncerez éternellement à votre rang.
Que fait une reine amazone avec un cénobite ? Que fait un cénobite avec une reine amazone ? Ils n’ont rien de commun, et les opposés ne s’attirent pas, quoi qu’on ait voulu nous faire croire. Les cénobites doivent vivre avec les cénobites, les amazones avec les amazones, et mon programme est simple :
« La lesbienne est l’avenir du monde. »
Rendez les cénobites à l’inutilité. Votre pouvoir est incommensurable. Notre unique sacrement se nommera Désir. Nous supprimerons les maris (la nature a de si belles ruses pour tenter de proliférer). Un vase et des gamètes, le devoir conjugal et cet ennui mortel, est-ce là votre projet ? Le dévouement aux calvities ? Nous serons nos propres épouses, sans contraintes et si volatiles. Nous voguerons sur le plaisir. Nous nous aimerons au gré de nos pulsions… Nous nous séduirons sans contraintes.
Il y aura des compensations car nous ne sommes pas cruelles. Glory hole ! Nous donnerons aux cénobites des ballons à crever, nous ferons des trous dans les murs. Vous, reines amazones, vous verrez le monde autrement, toute la puissance qui s’offre à vous, affranchies de vos cénobites.
Je déboulonnerai la statue de la déesse Aphrobite, et nous dresserons à sa place celle d’Hippolyte ou de Penthésilée. Vous n’imaginez pas ce que sera une société où les cénobites s’aimeront, s’interpénétreront sans souci de se reproduire. Nous serons épanouies, nous verrons le monde autrement, nous nous aimerons, nous serons libres. Nos ventres oublieront leur devoir !  ̶  à l’antique, nous arborerons des colliers de petits phallus, car nous aimerons les cénobites avec la force des affranchies, ces extraterrestres invisibles que nous ne voulons pas dans nos lits.
Chères maillonnes de la race maudite, quels beaux sentiments vous habitent ? Suivez donc mon conseil. Devenez disciples de Sapphô, aimez-vous les unes les autres ! Ne soyez plus les victimes d’une conspiration sexuelle qui sévit depuis la nuit des temps. Ignorez-vous qu’au Paradis, il y avait deux Ève, deux Adam ? Pourquoi chercher plus loin ? Les deux Ève s’aimaient, comme les deux Adam. Le serpent n’était là que pour procurer le plaisir.
Pensez aussi que, par cet acte, vous serez généreuses. Vous libèrerez les cénobites. La plupart d’entre eux se contraignent, vous leur restituerez leurs droits. Rendez les cénobites aux cénobites ! Renouez avec la vraie nature et cessez de vous reproduire. Purifiez vos sexes omnivores ! Romantisme ou brutalité, toutes les manières et tous les tons…Vous accèderez à la beauté, à l’intensité du désir, à l’extase du semblable, et notre Jet libérateur montera jusqu’au ciel.
Ah ! Sapphô armada ! Votez pour moi, reines amazones ! Lesbiennes, lesbiennes, honorez les miroirs. Que mes paroles vous exorbitent... »