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Onze histoires de maris : "Mon cher mari", Rumena Bužarovska (2022) Empty Onze histoires de maris : "Mon cher mari", Rumena Bužarovska (2022)

Sam 3 Sep - 19:23
Onze histoires de maris : "Mon cher mari", Rumena Bužarovska (2022) 20220911

Mon cher mari, malgré son titre, n'est pas un livre sur les hommes : il raconte les femmes à travers leur conjoint, leur condition d'épouses dans des nouvelles très surprenantes où l'on passe du rire au grincement de dents et où alternent la légèreté et la cruauté.

Le livre s'ouvre sur l'histoire d'une femme qui déteste la poésie de son mari. Il se prend pour un grand poète, a sa petite renommée, et si elle a été séduite par ses vers autrefois, désormais, sa poésie la dégoûte :

"(Ses) poèmes n'ont pas de rythme, ni de sens parfois. Ce sont des phrases creuses jetées par-ci par-là, en pâture au béotien pour qu'en voyant un mot exotique comme 'cannelle' ou 'velours' il croie que ça signifie quelque chose. Comme je m'y laissais moi-même prendre autrefois quand j'étais jeune et stupide."

Voit-on de la même manière la personne qu'on aime quelques années après ?... La question se pose dans plusieurs textes. La femme du gynécologue s'est elle aussi laissé séduire jadis par ce médecin plus âgé qu'elle, qui lui faisait des compliments sur son anatomie quand elle avait les pieds dans les étriers. Quels mots d'amour!

"Vous avez un utérus magnifique !", "Tout est parfait, parfait. Je n'ai jamais vu une anatomie aussi propre et belle."

Elle l'a épousé et maintenant, il se prend pour un artiste en peignant des toiles affreuses, dans lesquelles son épouse ne perçoit que des "barbouillis de vilaines chattes". Comme dans la nouvelle "Mon mari, le poète", le gynécologue artiste dénie à sa femme toute possibilité d'être artiste elle-même ou d'avoir une personnalité. La chute est drôle... le mâle dominant est bien surpris de constater ce qui se passe dans la tête de sa femme et sur quel nectar elle fantasme... ("Le nectar").

Dans "Le nid vide", en revanche, c'est l'épouse qui n'est pas consciente de n'avoir aucun talent. Elle peint très mal, mais ne supporte pas qu'on remette son art en doute. C'est une manière d'évoquer le syndrome du nid vide, une fois les enfants partis : que faire de sa vie?

Les portraits de femmes se dessinent en fonction de ce qu'elles racontent de leur mari : dans "L'adultère", la narratrice est certaine qu'elle est trompée. Elle a des preuves (entre autres, un ticket de caisse sur lequel figure l'achat de préservatifs). À chaque fois qu'elle veut confronter son mari aux faits, il se montre violent, extrêmement méchant avec elle (c'est un des personnages les plus odieux du recueil), mais elle n'abandonne pas et veut multiplier les preuves puisqu'il nie l'évidence. Elle va, comme on dirait, le "stalker" sans relâche ! Le lecteur se demande tout de même au bout d'un moment si la femme, seule à la maison, ne brode pas mentalement cet adultère, comme dans Mon Mari de Maud Ventura, paru en septembre 2021, qui faisait vivre dans une espèce de folie paranoïaque une femme adorant son mari.

S'il y a la femme, il y a aussi les enfants, la famille. Dans "Les gènes", on suit l'histoire d'un petit garçon que son père rejette sous prétexte qu'il ressemble trop au grand-père de sa femme, un ancien voyou. Avec cruauté, l'auteur nous décrit la façon dont le père traite et punit cet enfant en l'enfermant dans un cagibi malgré ses cris de peur, sous les yeux d'une mère souvent rabaissée et qui n'intervient pas vraiment, et comment il se met à préférer ouvertement la petite fille qui va naître.
"Lilé" est peut-être la plus dure des nouvelles, car elle raconte comment une adorable petite fille meurt accidentellement en présence de sa mère, qui décide de taire les raisons de cette mort à son mari. Il est question de culpabilité, d'hérédité, de tromperies, de secrets. Le talent de Rumena Bužarovska réside dans la psychologie de ses personnages : tout sonne très juste et vrai. Elle parvient, par un détail, une odeur, à faire comprendre le poids d'un sentiment. Cette nouvelle se termine sur l'haleine aigre du mari qui dort, et qui ramène l'épouse à l'image de sa mère morte après un horrible cauchemar.

La plus drôle des nouvelles est sans doute la dernière, "8 mars", à dégoûter quiconque de tromper son mari ! C'est la fête de la femme : la narratrice se retrouve dans un restaurant avec des collègues de travail. On lui a mis en tête depuis quelque temps qu'elle devrait tromper son mari (alors qu'elle est heureuse avec lui et ses enfants) :

"Toute femme qui réussit doit avoir un amant !"

Elle est donc ce soir-là en compagnie de Toni, ce collègue de longue date au physique néandertalien qu'elle trouve (ou fait en sorte de trouver?) de plus en plus séduisant au fil de la soirée. La scène de sexe adultérin est une véritable horreur ! Tout tourne à la catastrophe, dans une mécanique mal rodée d'où sont absents les sentiments et à laquelle viennent se mêler les relents de foie et d'oignons ingurgités au restaurant, le vomi et autres odeurs corporelles. Qu'est-elle venue faire dans cette galère? On rit en grimaçant! Effet cathartique garanti...

Il y a aussi, dans "Un homme d'habitudes", cette femme qui trompe son gentil mari avec un coureur, ou encore ce vieil époux qui voudrait que celle qu'il aime, plus jeune que lui, passe du bon temps avec un autre quand il ne peut plus lui en donner ("Samedi, cinq heures de l'après-midi").


Onze histoires de maris : "Mon cher mari", Rumena Bužarovska (2022) Images?q=tbn:ANd9GcQ8XB-THAvgwti_zIcubkh1zVgV3-TpVpQfLJdJcH7UNJckVzmiwuk8I6LLL1RALGIYLMk&usqp=CAU


Dans ces onze histoires, les femmes ne sont pas des victimes, même quand elles subissent, car Rumena Bužarovska nous donne accès à leurs pensées et leur attribue une force de caractère, même si elles ne se trouvent pas toujours dans l'affrontement direct : elles se rebellent à leur manière, par des non-dits souvent. Elles ne sont pas non plus des épouses idéales et, encore mieux : Rumena Bužarovska ose s'attaquer à l'image sainte de la mère parfaite. Les mères, dans ce livre, ne le sont pas toujours de gaieté de cœur. La nouvelle "Père" montre comment l'une d'entre elles ne parvient pas, dès la naissance, à aimer son petit garçon, alors que son père l'adore et lui laisse tout faire, comme s'il était la huitième merveille du monde. La chute, là aussi cruelle, laisse le lecteur bouche bée.

On retiendra encore cette Irena, personnage très secondaire mais révélateur, montrée du doigt dans "8 mars" par la narratrice et Toni le néandertalien, cités plus haut : il n'est pas normal qu'à trente ans, elle ne soit pas mariée. Elle doit faire des enfants, c'est le vrai bonheur. Sa situation de célibataire ou assimilée ne peut que la rendre aigrie car, c'est bien connu, les femmes sans mari se ratatinent et perdent leur saveur. On jubile quand, après s'être laissé sermonnée en silence, elle balance aux deux hétérosexuels dans la norme-mariés-avec-enfants-et-sûrs-d'être-supérieurs, qui se posent comme des modèles de réussite amoureuse :

"Qu'est-ce que ça peut te foutre, que j'aie ou non des enfants? Vous voulez bien ne pas vous mêler de ma chatte, comme je ne me mêle pas de vos histoires de cul? Par exemple, vous deux, vous êtes englués dans vos couples et maintenant vous essayez de fourrer les autres dans votre bouillie. Vous critiquez la vie privée des autres et vous faites des sermons sur la morale et les enfants, et vous baisez probablement en cachette."


La suite de la nouvelle lui donnera tellement raison...

On regrettera juste que les désirs, dans ces textes, soient complètement hétérosexuels (à une minuscule exception près), alors que les histoires auraient pu s'ouvrir sur d'autres possibles vu la liberté de ton de l'auteur. Mais ces nouvelles macédoniennes, parues d'abord en 2014 (éd. Blesok) sous le titre original de Mojot maž (Mon mari) et publiées par Gallimard cette année, sont vraiment une belle découverte!


CM

Sortie le 8 septembre 2022.
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