Le Manoir des lettres
Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
Le Deal du moment : -17%
-17% Apple MacBook Air M2 13” 512 Go (2022)
Voir le deal
1179 €

Aller en bas
Le Manoir
Le Manoir
Admin
Messages : 867
Date d'inscription : 20/04/2021
https://lemanoirdeslettres.forumactif.com

"Je crus avoir écrit l'œuvre d'un fou." - Jacques Abeille Empty "Je crus avoir écrit l'œuvre d'un fou." - Jacques Abeille

Ven 28 Jan - 21:02
"Je crus avoir écrit l'œuvre d'un fou." - Jacques Abeille Les-jardins-statuaires



Jacques Abeille est mort le 23 janvier 2022 à l'âge de 79 ans.
Il est l'auteur de romans qui appartiennent à des cycles, ainsi que de textes érotiques sous le pseudonyme de Léo Barthe.
Ses Jardins statuaires est un roman sublime...

"Je crus avoir écrit l'œuvre d'un fou."

"Je crus avoir écrit l'œuvre d'un fou." - Jacques Abeille Image_10


Tels sont les mots que l'on peut lire sur la quatrième de couverture des Jardins statuaires.
Roman fleuve, roman de la prose dans ses plus beaux habits!... Cet écrit de voyage nous promène à travers un monde de jardiniers d'une étrange sorte: des cultivateurs de statues.
Le narrateur est venu, par curiosité et dans le but de faire un livre, parcourir ce monde. Dès les premières pages, il arpente, étonné, ému et ravi, des jardins :

"Je commençais à discerner un peu qu’il y eût du danger à se laisser émouvoir par les statues natives." (19)

Il se fait expliquer les façons dont on procède. D'emblée, le lecteur est dans la métaphore de l'écriture et de la création, la culture du chef d'œuvre demandant d'immenses précautions :

"Et il faut bien choisir, savoir reconnaître l’ébauche qui mérite de se développer, celle qu’on n’a encore jamais vue, la promesse du chef-d’œuvre rare." (19)

"La pierre initiale est un œuf qui recèle un nombre infini de possibilités." (23)

Comme l'écriture, sans doute?

Il séjourne dans un hôtel, où l'aubergiste est peu bavard et mystérieux. Petit à petit, en gagnant sa confiance et celle de son guide, il s'enfoncera dans le pays, découvrira d'autres contrées de jardiniers, se dirigera vers le nord, si dissemblable.
C'est un monde à part qu'il arpente, aux rites sociaux très différents des nôtres : les femmes vivent recluses, ne rencontrent pas les hommes; les jeunes garçons quittent un domaine et se marient dans un autre. Mais je ne révèle pas tout ce que le narrateur découvre au cours de son voyage, peut-être seulement ce fait, qu'une statue qui pousse à l'effigie des jardiniers est un mauvais présage, celui de la mort de cet homme...

Au loin, il y a les steppes, où personne ne s'aventure jamais, l'idée d'un prince rebelle qui pourrait menacer le monde des jardiniers...

Et puis, il y a cette langue, raffinée, belle, riche et poétique, digne de son sujet et de ces statues. Jacques Abeille est un grand écrivain : son style est superbe, son imagination foisonnante.

Voici quelques perles illustrées que j'ai relevées au cours de ma lecture. Certaines illustrations sont tirées des Mers perdues, épisode de son Cycle des Contrées :

À l’origine de ce projet, il y a la découverte et l’admiration immédiate de François Schuiten pour Les Jardins statuaires, de l’écrivain Jacques Abeille. Fasciné par ce livre, troublé par les résonances qu’il suscite avec son propre travail, François Schuiten a présenté à Jacques Abeille une série de dessins inédits. L’écrivain, à son tour émerveillé par la proximité  entre ces dessins et l’univers romanesque qu’il a développé, a conçu le récit d’une expédition dans des contrées imaginaires, où une civilisation s’est développée autour d’anciennes et étranges statues...


"Je crus avoir écrit l'œuvre d'un fou." - Jacques Abeille 779523Lesmersperduesschuitenabeille


“Vous avez déjà remarqué combien la nature fait de difficultés à admettre la simplicité des rêves?”

"Je crus avoir écrit l'œuvre d'un fou." - Jacques Abeille 243963997252200907020753w350

“Je crus voir la mort même et me sentis calme, car enfin elle était belle.”

"Je crus avoir écrit l'œuvre d'un fou." - Jacques Abeille 464275398616cavalire

“Je vous concède que l’idée du progrès est une des plus ineptes qu’ait jamais conçues l’entendement humain, mais elle est nécessaire. Il faut bien que les hommes se racontent quelque fable pour se justifier de ne pas laisser le monde en l’état où ils l’ont trouvé.”

"Je crus avoir écrit l'œuvre d'un fou." - Jacques Abeille 609620715778Progres

“Il sortit la main de sous le drap, et je vis venir à moi une étoile blanche, décharnée, qui se tendait comme la prière d’une pieuvre.”

"Je crus avoir écrit l'œuvre d'un fou." - Jacques Abeille 549511307902dorsalhandskeletonbyelizabethnixond2znvj1

“De la bouche on ne voyait que les dents, qui brillaient de leur éclat définitif.”

"Je crus avoir écrit l'œuvre d'un fou." - Jacques Abeille 3654252007073270376178ab350b85f9

“Je ne parviens pas à savoir de qui vous usurpez la mort.”

"Je crus avoir écrit l'œuvre d'un fou." - Jacques Abeille 147906756061mersperduesjacquesabeillefrancoisschuiteL5

“C’est un véritable académisme de l’avortement.”

"Je crus avoir écrit l'œuvre d'un fou." - Jacques Abeille 393023182313mersperduesours

“J’avais un vide au ventre, comme si tu n’étais déjà plus là, comme si je devais nager avec toi - fantôme - dans l’élément de mon rêve.”

"Je crus avoir écrit l'œuvre d'un fou." - Jacques Abeille 359616831543livreschuitenmaison1e6b3d2

“Nos étreintes semblaient les derniers spasmes de bêtes primaires (…) ; des salamandres au ventre mou se débattant tandis que, torréfiée, la vase native se prend autour de leurs articulations, et qui halètent peau à peau exsudant leurs humeurs et consumant somptuairement leur dernière énergie.”


"Je crus avoir écrit l'œuvre d'un fou." - Jacques Abeille 907932973991IllustrationsBlackWhitesalamanders

Rares sont les écrivains actuels qui ont une langue aussi profonde et pure. On trouve ceci sur Jacques Abeille :


Écrivain français né en 1942. Il est l'auteur d'une œuvre romanesque difficilement classable, qui a été couronnée par la mention spéciale du Prix Wepler en 2010.
Son œuvre la plus connue, la série romanesque du Cycle des contrées, se déroule dans des pays imaginaires.
Jacques Abeille se définit comme « l’archiviste de ses propres textes » : ceux que l’on écrit pour garder la trace du présent (le cahier de Barthélemy Lécriveur dans Le Veilleur du jour), ceux qui structurent la société (Les Jardins statuaires) ou encore ceux qui sont enracinés dans le sable (les stèles de L'Écriture du désert).



"Je crus avoir écrit l'œuvre d'un fou." - Jacques Abeille 573462_sans-titre

Une présentation de l'auteur et de son oeuvre ici.


Ne nous attendons pas à la révélation de tous les mystères : ce livre est comme un rêve dont on n'aura jamais toutes les clés, il a un goût d'inachevé, mais dans le bon sens du terme, pas de celui du livre qui nous laisse maladroitement sur notre faim.

Avec ce que j'ai lu dans Les Jardins statuaires et ce qui me reste à découvrir (comme certaines nouvelles érotiques...), j'en fais un écrivain de mon panthéon, j'irais jusqu'à dire... un modèle!
Céline Maltère


Le Manoir
Le Manoir
Admin
Messages : 867
Date d'inscription : 20/04/2021
https://lemanoirdeslettres.forumactif.com

"Je crus avoir écrit l'œuvre d'un fou." - Jacques Abeille Empty Interview de Jacques Abeille

Ven 28 Jan - 21:12
Après une première réédition passée inaperçue il y a six ans, "Les Jardins statuaires" de Jacques Abeille refont surface, accompagnés d'un nouveau roman illustré par Schuiten. L'heure de la redécouverte, enfin ? Rencontre avec un écrivain rare.

Curieux effet temporels de la relecture. En 2004, la redécouverte des Jardins statuaires chez Joëlle Losfeld nous avait séduits ; en 2010, c'est Attila qui les ressort à nouveau de l'ombre, et on est carrément conquis. Est-ce dû à la somptueuse maquette dans laquelle ce roman initialement paru en 1982 chez Flammarion, grâce à l'enthousiasme de l'écrivain Bernard Noël, prend désormais place ? Ou bien, l'habit ne faisant pas le livre, est-ce plutôt son souffle qui féconde toujours plus d'émotion ? Quoiqu'il en soit, la réédition de ce roman inclassable est l'une des meilleures surprises de cette rentrée littéraire. D'autant qu'en parallèle, la maison publie un autre livre de Jacques Abeille, Les Mers perdues, finement illustré par le dessinateur François Schuiten. Rien qu'à travers les titres, on devine que les éléments se déchaînent, que des êtres de pierre jaillissent de terre, que les lointains aspirent celui qui s'y aventure dans ces livres... Mais comme c'est un peu cela et bien plus à la fois, une rencontre s'imposait avec le géniteur de ces romans-monde.

Chronic'art : Les Jardins statuaires raconte l'histoire d'une contrée imaginaire où les hommes cultivent des statues en terre ou sous serre. D'où vient cette idée ?

Jacques Abeille : Il y a quarante ans, j'ai eu une vision en croisant un homme qui cultivait ses légumes. En imaginant à la place des germes de pierre, j'ai vu des statues pousser et sortir de terre. Partant de là, je pensais écrire un court récit filant la métaphore de l'artiste qui forge, « cultive » son œuvre et se sent soit grandi, soit happé par elle. J'ai mis ce projet de côté jusqu'à ce qu'un complet changement de vie m'y ramène. Un soir, dans une chambre d'hôtel, j'ai commencé à l'écrire, sans savoir où j'allais et intimidé par l'ampleur que prenait ce roman.

Le livre a inauguré un cycle dont le second volet, Le Veilleur du jour, prend le contrepoint du premier. Sans même un thème en commun ?

Si : le thème de l'attente des barbares, qui est d'ailleurs cher à d'autres auteurs. On le retrouve chez Ernst Jünger (Sur les falaises de marbre), Dino Buzatti (Le Désert des Tartares) ou Julien Gracq (Le Rivage des Syrtes). J'ai croisé Gracq à une époque. Il avait lu Les Jardins statuaires et trouvait que c'était un « roman plastique ». C'est vrai : il prend en quelque sorte forme en se déployant à l'horizontale, linéairement. Si bien qu'il s'est avéré utile de dresser plus tard une carte des territoires arpentés par mon narrateur.

Inlassable voyageur fasciné par les limites, votre personnage, cet « acharné questionneur », est curieux de tout. Y-a-t-il un peu de vous en lui ?

Je ne voyage pas autant, c'est lui qui me fait voir du pays ! Notre point commun est d'être pris dans l'attente d'une révélation : lui face à d'immenses contrées où il est confronté à des choses qu'il n'aurait pas dû voir, moi face au désordre romanesque qui peut accoucher du meilleur comme du pire. Cette part d'inattendu est le moteur et l'horizon de mon écriture.

Ayant fait carrière dans l'enseignement des arts plastiques, vous considérez-vous comme un écrivain ?

Difficilement, mais cela vient avec l'âge. J'écris car je sens quelque chose passer en moi, que je m'efforce de traduire, de retranscrire. Je suis plus un traducteur, un scripteur. Et dans le petit monde des lettres, du littérairement correct, je passe pour un farfelu. J'entends dire que mes livres ne sont pas construits comme il faut. Fichtre alors ! Au fond ce qui gêne, c'est que je ne cède pas au diktat de la vraisemblance. Je préfère être dans l'invraisemblable et ouvrir des brèches pour laisser le rêve s'épancher dans la vie réelle. Je veux offrir matière à rêver au lecteur. J'écris comme je lis et comme j'aime lire tout ce qui s'apparente au rêve, je dois un crédit à des auteurs en tous genres : fantastique comme Jean Ray (Malpertuis), gothique comme Daphné du Maurier (Les Oiseaux, Rebecca) ou surréaliste, surtout leurs précurseurs.

Comme Gérard de Nerval ?

C'est un maître pour moi et son Aurélia, un bijou ! Visionnaires et crépusculaires, ses textes passent du cauchemar à la candeur. Sa bienveillance, surtout, m'inspire. Elle était telle qu'on l'appelait le « gentil Nerval ». Je me retrouve dans ce désir de parier sur la gentillesse : j'aimerais que ce que j'écris fasse du bien. Que mon travail soit comme un talisman. Qu'il réveille la part de magie blottie dans l'écriture.

Utilisez-vous pour cela une technique particulière ?

Je cultive l'inattendu en écrivant de manière intuitive, spontanée, sans passer par un plan ni une phase de réécriture. Quand j'étais professeur, j'utilisais la même technique pour peindre avec mes élèves. Je récupérais dans la poubelle leurs dessins ratés et les retouchais pour en faire surgir l'inattendu. Les formes esquissées étant souvent rondes et féminines, j'en ai tiré de savoureux dessins érotiques !

Avez-vous recours à l'informatique ?

Pas besoin, j'écris sur des cahiers d'écolier, si petit qu'ils sont presque indéchiffrables. Une femme habitant Berck-sur-Mer se charge de retranscrire mes textes au propre, à partir des photocopies de pages que je lui envoie depuis Bordeaux. Avant même l'éditeur, c'est elle ma première lectrice.

Comment s'est passé votre collaboration avec François Schuiten ?

Très bien. Il a découvert Les Jardins statuaires lorsqu'on lui a demandé d'en illustrer la couverture. Nos échanges ont vite abouti à ce projet. On a travaillé à distance pendant deux mois. Entre le texte et l'image, la magie a opéré. Il est même arrivé qu'il anticipe en dessin des bouts de récit que j'allais lui envoyer ! Cette bouffée d'air frais me motive pour achever le quatrième volet du cycle. Le troisième, Un homme plein de misère, est enfin bouclé après être resté trente ans en chantier. On y est plongé dans l'envers du décor, du côté des barbares. On révisera avec eux nos préjugés : ils sont rarement ce qu'on croit qu'ils sont.

Propos recueillis par Morgan Boëdec
Revenir en haut
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum