Paul Morand, Lettres à Pierre Benoit (2021)

Paul Morand, Lettres à Pierre Benoit, Albin Michel, 2021

Longtemps restées dans un placard des éditions Albin Michel, avec les nombreuses archives de Pierre Benoit transmises depuis à l'IMEC, les lettres de Paul Morand à Pierre Benoit ont été exhumées par Stéphane Barsacq. Elles auraient pu paraître en 2012, date à laquelle on célébrait les cinquante ans de la disparition de l'auteur de L'Atlantide, mais l'édition, dans la collection blanche de Gallimard, des lettres du même Morand à Jacques Chardonne promettait d'être scandaleuse et l'on préféra temporiser.
L'attente fut longue, mais elle est à présent satisfaite. 165 lettres, une introduction et quelques textes supplémentaires offrent aux curieux le panorama de trente années d'amitié, en même temps qu'un regard dans les coulisses de l'Académie française, de ses stratégies et coups tordus.
Ceux qui connaissent Pierre Benoit savent qu'il était un maître en la matière, intriguant pour ses amis, faiseur d'élections et éminence grise du quai de Conti.

L'introduction de Stéphane Barsacq, intitulée "Pierre et Paul" est admirable d'honnêteté et d'objectivité. Il ne se bouche le nez ni pour évoquer Morand ni pour parler de Benoit, dont les réputations extra-littéraires sont pour le premier encore un tabou (on lira avec bonheur l'excellente biographie de Pauline Dreyfus, [i]Paul Morand[i], parue en 2021), et pour le second une injuste tache qui masque l'excellent romancier. Exposant leurs "vies parallèles", il brosse des portraits justes et concis qui méritent d'être lus.
Suivent les trois textes que Morand a consacrés à Pierre Benoit, tous trois posthumes. L'amitié qui s'en dégage, la tristesse qui en sort sont les marques d'un homme vrai et sensible, qu'on retrouve dans les lettres publiées. Morand renseigne Pierre Benoit, lui fournit une documentation utile à ses romans, dans un échange cordial qui est celui des années d'avant-guerre. Trois lettres, sans grand intérêt, entre 1941 et 1943, puis rien... Rien jusqu'en 1956, date à laquelle, après un long purgatoire qu'il passe en exil à Vevey, Morand est de nouveau [i]persona grata[i] en France. La correspondance qui reprend alors entre les deux hommes va s'intensifier pendant six années, qui mènent à la mort de Pierre Benoit, en 1962.
Passionnantes, ces lettres relatent l'épopée Morand dans sa quête de l'Académie française, appuyée par le chevalier servant Pierre Benoit. On y suit les tractations, les manœuvres, à la fois jeu d'échec et partie de billard, pour faire accepter sous la Coupole un homme qui divise comme jamais. Benoit intrigue, dirige de loin, place ses pions... Mais le passé de Morand est trop lourd et le véto du Général pousse Benoit à la démission, fait exceptionnel à l'Académie. Par amitié, Pierre Benoit renonce à celle qu'il avait séduite en 1931, cette dame du quai de Conti à qui il tenait tant. Par amitié et par dégoût de la vie. En parallèle, la santé de Marcelle, la jeune femme que Pierre Benoit a épousée en 1947, et qui meurt en 1960, inquiète Morand et donne de belles pages sur l'amitié.

On lit avec avidité cette course aux honneurs, sans se perdre dans les noms des Académiciens qui, pour la plupart, ont aujourd'hui perdu en notoriété, et que Stéphane Barsacq resitue avec pertinence. L'ensemble est riche, tantôt haletant, tantôt émouvant, comique et féroce à la fois. Paul Morand, Pierre Benoit, deux hommes dans l'intimité de leur amitié, deux diplomates dans le secret des guerres académiques. (SM)