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En route pour le Goncourt : La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr (2021) Empty En route pour le Goncourt : La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr (2021)

Dim 24 Oct - 10:42
En route pour le Goncourt : La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr (2021) La_plu13

Mohamed Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des hommes, Philippe Rey / Jimsaan, 2021

Prix Goncourt 2021 (ou Prix Renaudot, Prix Femina, Prix Décembre, Grand Prix du roman de l'Académie française, Goncourt des Lycéens...), le nouveau roman de Mohamed Mbougar Sarr a séduit la plupart des jurés des grands prix littéraires. Après avoir évoqué la résistance à l'islamisme dans Terre ceinte (Présence africaine, 2014), le sort des migrants dans la tension tellurique d'un village sicilien (Silence du chœur, Présence africaine, 2017) et l'hypocrisie de la société sénégalaise vis-à-vis des goor-jigéen, les hommes-femmes (De purs hommes, Philippe Rey / Jimsaan, 2018), Mohamed Mbougar Sarr livre un roman fascinant par sa construction en dédale, à mi-chemin entre le roman policier et le récit fantastique, entre quête initiatique et satire littéraire.
On peut lire ce roman sans rien connaître de Yambo Ouologuem, l'écrivain malien à qui le livre est dédié. Lauréat en 1968 du Prix Renaudot pour Le Devoir de violence, il sombre dans l'oubli après avoir été accusé de plagiat. C'est le sort de T.C. Elimane, le fantomatique héros de La plus secrète mémoire des hommes, écrivain au succès fulgurant sur les traces duquel part Diégane Latyr Faye, le principal narrateur.
Diégane est l'auteur d'Anatomie du vide, un premier roman qui s'est vendu à 79 exemplaires. Pourtant, et c'est le sort des écrivains d'aujourd'hui, mille amis, prétendument impatients, avaient liké la publication qui annonçait la sortie du livre du nouvel écrivain prometteur de la littérature africaine francophone : "J'étais l'énième nouveau jeune africain qui arrivait, dégoulinant de promesses", "le préposé naturel à ces inusables tables rondes intitulées nouvelles voix[i], ou [i]nouvelle garde, ou nouvelles plumes". Après cet échec commercial - et littéraire, car ce livre ne lui ressemble guère -, Diégane rêve d'un roman plus ambitieux, plus grand, un roman décisif.
Le hasard l'amène à la rencontre de Marème Siga D., une écrivaine sénégalaise de soixante ans, dont les seins, entrevus à travers la manche de son boubou, ne laissent pas indifférent le jeune homme. Il aborde dans un café ce succube littéraire, habitué au scandale. Il lui déclare son admiration, pour son œuvre et pour sa poitrine. Elle le conduit à l'hôtel. Au lieu de faire l'amour, ils fument et elle lui lit les premières pages d'un roman qu'elle sait par cœur : Le Labyrinthe de l'inhumain. Diégane est stupéfait : c'est le livre de T.C. Elimane qu'il cherche partout depuis qu'il a croisé son nom dans un Précis de littératures nègres, quand il était au lycée et qu'il s'essayait à la littérature. Quel hasard ! Voilà que cet écrivain, effacé de la mémoire littéraire, refait surface. Son livre, unique et devenu introuvable, est "l'œuvre d'un dieu eunuque". Seuls les initiés se repassent en cachette ce Labyrinthe de l'inhumain, salué par la critique en 1938, mais qui, à la suite d'une accusation de plagiat, s'est retrouvé au pilon. Depuis, son auteur a disparu, comme s'il n'avait jamais existé. T.C. Elimane est "un hapax, un de ces astres qui n'apparaissent qu'une fois dans le ciel d'une littérature". Son roman, devenu culte, est un chef-d'œuvre qui vaut autant par son style génial que par le mythe qui entoure la disparition de son auteur.
Siga D. confie à Diégane le Labyrinthe de l'inhumain avant de partir pour Amsterdam, où elle invite le jeune écrivain. Elle le met en garde : elle aussi est partie en quête de T.C. Elimane. Mais le chercher, c'est s'apprêter à tomber dans un gouffre.
On ne peut en dire plus sur l'intrigue du roman, sans gâcher un plaisir qu'assurément les lecteurs prendront à se perdre dans ce dédale somptueusement construit, au plurivocalisme maîtrisé, et au style impeccable.

Mohamed Mbougar Sarr a toujours écrit avec une précision de la pensée et du style qui en font un écrivain majeur, quoiqu'encore méconnu du grand public. Des Choses revues de son blog à ce dernier récit, en passant par la nouvelle "La Cale", on ne peut qu'être séduit par la dextérité et l'esprit de l'auteur. Ce roman prend aux trois premiers le goût du dialogue, de la tension dramatique, de la construction des personnages. Comme dans Silence du chœur, le lecteur se plaira aux changements de narrateur, à l'insertion de documents, lettres, journaux, articles de presse, interviews, à la présence régulière de formules, de belles phrases qui montrent un écrivain doué, à l'intelligence acérée.

Ils sont rares, les romans qui vous embarquent totalement, sans vous laisser respirer, qui vous questionnent, qui vous bousculent, qui vous font rire autant qu'ils vous inquiètent. Le plaisir de l'enquête s'accroît à mesure que le mystère s'épaissit, que les narrateurs, d'époque en époque, de pays en pays, ajoutent à l'intérêt de cette intrigue originale.

Rares aussi les romans qui créent une réalité parallèle à l'histoire, ce que j'appellerais une parachronie, dans laquelle se confondent le vraisemblable et l'invention, recréant une vérité qui est celle de la littérature. L'une des forces du livre est de nous faire croire que T.C. Elimane a vraiment existé : les écrivains réels (Gombrowicz, Sabato, Le Clézio, Doris Lessing) croisent les auteurs fictifs (Elimane, bien sûr, mais aussi William K. Salifu, Faustin Sanza ou Diégane lui-même, double possible de l'auteur). Cette réalité augmentée n'est pas sans charme.

Ce roman est aussi une réflexion sur la littérature, sur le sort des livres et de leurs auteurs, sur la promesse de l'oubli des uns et des autres. Sorti de l'oubli, Elimane incarne à la fois le mythe de l'écrivain maudit, ce "Rimbaud nègre" qui a fait couler tant d'encre en 1938 et dont la disparition, l'autodafé, ont renforcé la présente irréalité, mais aussi l'écrivain parfait, celui qui n'a en lui qu'une œuvre, la livre et s'efface. Elimane, en effet, voulait écrire un "biblicide", ce roman essentiel qui anéantit les autres, coupe toute inspiration en même temps qu'elle défie à le surpasser : "Les grandes oeuvres appauvrissent et doivent toujours appauvrir. Elles ôtent de nous le superflu. de leur lecture, on sort toujours dénué : enrichi, mais enrichi par soustraction". De nombreux passages, qui ne freinent en rien l'intrigue, posent la question de l'écriture.

Tout passionne dans ce roman de Mohamed Mbougar Sarr : le destin de T.D. Elimane, d'Assane, de Mossane, de Charles Ellenstein et de Thérèse Jacob, de Siga D. et d'Ousseynou, la quête en France, à Amsterdam, en Bolivie, à Dakar, à Fatick, la faculté de lier grande et petite histoire. Diégane et Mohamed Mbougar Sarr tiennent là un beau sujet de roman. On serait tenté de dire "de romans" : La plus secrète mémoire des hommes est en effet plein de récits qui se croisent, se mêlent et se complètent.

Le Goncourt pour ce chef-d'œuvre ! A condition qu'il ne fasse jamais tomber dans l'oubli ni ce roman ni son talentueux auteur... (SM)

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