Le Manoir des lettres
Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
Le Deal du moment : -28%
Brandt LVE127J – Lave-vaisselle encastrable 12 ...
Voir le deal
279.99 €

Aller en bas
Le Manoir
Le Manoir
Admin
Messages : 792
Date d'inscription : 20/04/2021
https://lemanoirdeslettres.forumactif.com

Rachilde, "gender fluid"? Empty Rachilde, "gender fluid"?

Jeu 28 Déc - 10:17
Rachilde, "gender fluid"? Monsie10


À la fin du XIXème siècle parurent deux romans audacieux, Monsieur Vénus et Madame Adonis, signés Rachilde. Réunis en un seul volume, ils sont publiés par Folio Gallimard en ce début 2024.

Quand on lit Monsieur Vénus, on est étonné par la modernité du livre. Plus d'un siècle avant les questionnements sur le genre, poussés à l'extrême par la pensée woke qui les désérotise, Monsieur Vénus a la force de la provocation. Raoule de Vénérande, élevée par la chanoinesse Elisabeth, sa tante, a des goûts dépravés. Cette apparente vierge est prise, dès les premières pages, d'une fièvre subite en voyant le jeune Jacques, peintre vivant avec sa sœur dans un taudis. Son imagination s'enflamme devant le corps féminin de ce garçon, qu'elle décide d'aimer comme si elle était un homme.

"À présent mon cœur, ce fier savant, veut faire son petit Faust... il a envie de rajeunir, non pas son sang, mais cette vieille chose qu'on appelle l'amour !"

Raoule est anticonformiste, et elle n'agit pas par goût du scandale, mais en fonction de ce qu'elle ressent et de ses pulsions érotiques. Le maître mot de cette fille de bonne famille, c'est la "liberté".
Voici ce que le docteur a pu dire de Raoule par le passé :

"Quelques années encore, et cette jeune créature aura, sans les aimer jamais, connu autant d'hommes qu'il y a de grains au rosaire de sa tante. Pas de milieu ! Ou nonne, ou monstre ! Le sein de Dieu ou celui de la volupté ! (...) Elle ne connaît pas le vice, mais elle l'invente."

Son cerveau dirige ses instincts, et l'on sent que l'excitation cérébrale domine le plaisir sexuel.

"Très noirs, avec des reflets métalliques, les yeux devenaient deux braises quand la passion les allumait."

Raoule s'habille comme un homme pour visiter celui qui deviendra "sa femme". Témoin de ces drôles d'amour, Raittolbe, un prétendant de Raoule, croit d'abord comprendre qu'elle aime une femme ; il  fait référence à Sapho, et Raoule s'offusque : non, elle aime un homme qu'elle veut voir agir en femme (et l'on se pose bien des questions sur leurs étreintes évoquées à demi-mots, dans une chambre luxueuse. On aimerait pouvoir en avoir le cœur net en regardant aussi par ce trou dans le mur, percé par la voyeuse Marie Silvert, soeur de la soumise "Jaja" (entendons Jacques), qui voudrait tirer profit de ces dévoiements amoureux.)
Raittolbe, dévirilisé lui aussi, assiste impuissant et dubitatif à cette relation où Jacques, sous le joug de Raoule, abandonne ses attributs masculins. L'amoureux éconduit essaie parfois de la tirer de cette histoire, d'autant qu'il se compromet de son côté avec la sœur de Jacques :

"Nous pourrions échapper à ce gouffre, vous, en ne revoyant plus Jacques, moi, en ne reparlant jamais à Marie. Une heure de folie n'est pas l'existence entière ; unis par nos égarements, nous pourrions l'être aussi par notre réhabilitation ; Raoule, croyez-moi, revenez à vous-même."

Il lui propose de "suivre les lois de la sainte nature", sans être pour autant le garant moral de ce roman. Le lecteur peut même s'étonner d'une telle tolérance dans un texte qui date de 1884 : la nature de Raoule ne correspond pas aux normes. En contrepoint, il y a la chanoinesse, mais elle n'a aucune influence sur Raoule et apparaît comme une dévote d'un autre temps. Pour aimer, elle a besoin de se sentir homme et d'avoir devant elle le spectacle de la féminité chez un homme :

"Tu es belle... je suis homme, je t'adore et tu m'aimes!" s'écrie-t-elle devant Jacques.

Le charme de ce récit est sa perversité naturelle, par laquelle le lecteur d'aujourd'hui, pris entre la pornographie et la pudibonderie, pourrait être troublé : la puissance de l'imagination comble ce qui est écrit entre les lignes au point qu'on se demande parfois si l'on a bien lu.
Melle de Vénérande est prête à sacrifier son rang pour assouvir ses sentiments ; son comportement imprévisible rappelle l'atmosphère d'une Vénus à la Fourrure (1870) ou de Liaisons dangereuses : mais pas de manigances, tout est naturel. Jacques, contrairement à sa sœur prostituée, n'est pas manipulateur ; il aime être dominé et aimé comme une femme par une femme. Il prend volontiers, pour la première fois, de la confiture verte qui l’entraîne dans un autre monde :


"Ce pays est celui des fous, mais il n'est pourtant pas celui des brute... Je viens te dépouiller de tes sens vulgaires pour t'en donner d'autres plus subtils, plus raffinés. Tu vas voir avec mes yeux, goûter avec mes lèvres. Dans ce pays, on rêve, et cela suffit pour exister. Tu vas rêver, et tu comprendras alors, quand tu me reverras, dans ce mystère, tout ce que tu ne comprends pas quand je te parle ici !"


L'auteur se plaît à mettre à mal la virilité à travers ce personnage, mais aussi à travers celui de Raittolbe, troublé malgré lui par cet éphèbe efféminé lui volant sa presque promise.
Protégée, mais aussi entravée par sa situation sociale, Raoule va au bout de ses désirs et ne s'inquiète pas du regard des autres. Elle "assume", comme on dirait de nos jours. Les premières pages sont déroutantes, car l'auteur nous place dans la tête de Raoule dont on ignore encore les désirs :

"Ce souvenir de mâle frais et rose comme une fille la hantait cruellement. Chez Raoule de Vénérande, l'activité cérébrale remplaçait presque toujours les situations positives  ; quand elle ne pouvait vivre  un moment de passion, elle le pensait, le résultat était le même."

Jacques ne se rebelle pas ; son tempérament s'accorde à la perfection avec celui de son "époux". À un seul moment, on comprend qu'il a perdu ses ardeurs viriles sous l'influence de Raoule : s'il en pleure, il s'y soumet et accepte de devenir son homme/femme objet. Naturellement provocateur... et à contre-courant de notre époque bien-pensante, Monsieur Vénus est un roman déroutant, qui nous conduit dans son subspace.

Rachilde, "gender fluid"? Sans_t15


C. Maltère

Sur Rachilde : https://lemanoirdeslettres.forumactif.com/t290-rachilde-homme-de-lettres?highlight=rachilde
Le Manoir
Le Manoir
Admin
Messages : 792
Date d'inscription : 20/04/2021
https://lemanoirdeslettres.forumactif.com

Rachilde, "gender fluid"? Empty Madame Adonis (1888)

Sam 30 Déc - 10:01
Même si Madame Adonis est souvent présenté comme le pendant de Monsieur Vénus, ce n'est pas vraiment le cas. Ce qui unit les deux romans, en revanche, c'est la "fluidité" des genres explorés par l'auteur très en avance sur son temps.

Dans ce roman, Louis et Louise, de jeunes mariés, sont partis passer quelques jours au château d'Amboise. Là-bas, ils font la rencontre d'un étrange jeune homme, vêtu comme un chasseur et accompagné de son épagneul. Louise est troublée...
Sous l'effet de cette rencontre, pour la première fois, elle se révolte : elle veut rester encore quelques jours "en vacances", ce que lui refuse Louis, sous la coupe de sa mère, Mme Bartau, une veuve quinquagénaire autoritaire, qui mène d'une main de fer l'entreprise familiale (copeaux de bois).
Comme Louise a refusé de rentrer, c'est sa belle-mère qui vient la chercher dans sa campagne et la ramène à Tours où on lui fait payer sa rébellion en l'enfermant dans une chambre et en la privant de son mari :

"Le premier sentiment de révolte chez une femme doit être étouffé net par la morale du mari ou c'en est fait à jamais de son autorité."

Les personnages secondaires de cette histoire sont très bien brossés : Mme Bartau est une véritable horreur ; le père de Louise, veuf lui aussi et inventeur fou toujours en faillite, ou encore le docteur Rampon, qui veut vérifier la fécondité de la jeune épousée, apportent beaucoup au récit.

La sœur du jeune homme croisé au château, Marcelle Désambres, apparaît un jour dans la vie des Bartau et elle s'éprend de Louise, qu'elle chérit, conseille, et de qui elle favorise les amours avec son frère resté fou d'elle. Cette Marcelle Désambres ressemble d'ailleurs comme deux gouttes d'eau à ce frère :

"Elle ressemblait à Marcel Carini, cette folle, c'était une transfiguration, et ses accents avaient des notes vibrantes, l'expression mystique de son frère, quand son frère parlait d'amour."

Le lecteur soupçonne des choses... mais l'auteur le manipule, jetant des indices, mais ne confirmant rien avant les derniers chapitres. Mme Désambres a une telle présence qu'elle finit par débaucher le naïf mari... et même si on se doute très fort de la double nature de Mme Désambres, on se demande comment Louise, qui passe des moments intimes avec le jeune homme, ne se rend pas compte de son sexe féminin. Cela participe aussi de la modernité de ce texte, qui tait les étreintes, mais ouvre d'autres perspectives amoureuses.

Monsieur Vénus est une femme qui aime se comporter en homme, tout en assumant le fait d'être une femme. Madame Adonis, c'est très différent... S'immisçant à l'intérieur du couple, elle est capable de séduire les deux parties.

Louis est dans tous les cas un lourdaud, qui manque souvent de finesse psychologique avec sa femme, ce qui fait écrire à l'auteur :

"Ah ! les hommes ne saisiront jamais, avec leurs gros doigts naïfs, les pattes déliées de l'araignée capricieuse qui s'agite sous le front de leur femme."

"Tenez, vous me portez sur les nerfs avec votre mari, ma chère. Voilà un nigaud qui vous plante au sein d'un site sauvage, sous prétexte de revoir l'état de son usine, qui fuit une adorable créature. (...) Je vous le dis, l'amour est mort depuis la mort des Titans."


Le jeune homme, dont la sœur toujours absente quand il paraît vit sous le regard de la statue de Sapho, sait charmer avec ses discours Louise, déjà très troublée par lui :

"Êtes-vous la pudeur rare, la beauté gracieusement gauche, la passion contenue, la perfection, enfin, que je cherche depuis tantôt dix ans sans espoir de la découvrir? (...) Je veux bien être amoureux, mais sans y risquer mon cœur, madame, car j'en ai souffert jadis, de mes folies, cruellement souffert, et j'ai juré de rendre blessure pour blessure..."
Les deux romans sont réunis dans la collection Folio classique.

Rachilde, "gender fluid"? Sans_t16
Revenir en haut
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum