Le Manoir des lettres
Vous souhaitez réagir à ce message ? Créez un compte en quelques clics ou connectez-vous pour continuer.
Le Deal du moment :
Funko POP! Jumbo One Piece Kaido Dragon Form : ...
Voir le deal

Aller en bas
Le Manoir
Le Manoir
Admin
Messages : 794
Date d'inscription : 20/04/2021
https://lemanoirdeslettres.forumactif.com

Deux traversées : Paolo Rumiz et François-Henri Désérable Empty Deux traversées : Paolo Rumiz et François-Henri Désérable

Sam 29 Avr - 8:13
Deux traversées : Paolo Rumiz et François-Henri Désérable 20230411


Appia et L'usure d'un monde sont les récits de deux écrivains voyageurs : l'Italien Paolo Rumiz, auteur d'une quinzaine de livres, a eu l'idée de faire revivre la Via Appia, cette route romaine, diagonale de six cent douze kilomètres, qui va de Rome au sud de l'Italie, à Brindisi, construite par Appius au IVème siècle avant JC. François-Henri Désérable, qui a fait paraître quatre romans chez Gallimard, est parti traverser l'Iran, de Téhéran à Zahedan, à Chiraz, à Saqqez, fin 2022, au moment où le pays connaît la révolte des jeunes et des femmes.
Les deux auteurs font de leur traversée, à leur manière, une réflexion poétique et politique.

Appia est pour Paolo Rumiz l'occasion de réfléchir au rapport des Italiens à leur passé. Dès les premières lignes, on sent le regret et la déploration. En effet, Paolo Rumiz ne comprend pas comment son peuple a pu laisser disparaître ainsi son passé. La Via Appia n'a pas du tout été conservée, et la difficulté de ce voyage, qu'il entreprend à pied avec plusieurs compagnons, réside dans cet abandon de la voie mythique à toutes les exploitations contemporaines : le basolato, ce dallage en basalte, est pillé par les particuliers, les pierres des temples, comme à Terracina, perdues dans le paysage qui n'honore pas l'âme antique des choses ("L'Antiquité est une gêne." ; "En Italie, ceux qui étudient l'Antiquité sont mis au ban de la société.") On comprend bien, en lisant Paolo Rumiz, qu'aucune politique de préservation du passé n'est menée dans ce pays. Il dit à ce propos que tout est misé sur le Colisée ("Le Colisée, c'est Hollywood."), mais que le reste peut bien retourner à l'abandon. On ne préserve pas pour le goût des beautés antiques, mais pour le rendement et l'argent que cela rapporte :

"Il y a une espèce de rapacité dans les blessures que nous assène la laideur qui sévit."
(Vittorio Gassman dans une lettre dédiée à Rome pour un quotidien romain)


Il montre aussi, dans cette marche où il longe les barrières d'autoroutes, frôlé par l'incessant ballet des poids lourds, qu'il y a Rome, et les autres. L'Italie ne semble pas faite d'un même peuple  : en s'éloignant de quelques kilomètres de la capitale, on voit tout le fossé entre les provinciaux et les Romains. Ce récit de voyage appelle à la lenteur. Il n'a rien de didactique. Paolo Rumiz nous emmène, et nous cherchons avec lui à ne pas perdre la trace de l'Appia.

La traversée de François-Henri Désérable est placée sous le signe de L'usage du monde écrit par Nicolas Bouvier en 1963, aventurier qui avait aussi parcouru l'Iran et d'autres pays du Moyen-Orient. Pour lui rendre hommage et s'nscrire dans ses traces, Désérable intitule son récit L'Usure d'un monde. Ce monde, c'est l'Iran après la mort (le meurtre) de Mahsa Amini, cette femme arrêtée en 2022 par la police des mœurs et morte en prison des blessures qui lui ont été infligées. Désérable, contre l'avis de tous, décide de partir en Iran alors que le pays connaît une grande révolte. Sur place, il faut être très prudent. Beaucoup d'espions cherchent à mettre la main sur les opposants au régime et à l'ayatollah Khamenei. De l'intérieur, l'auteur nous raconte que c'est presque l'ensemble de la population qui a envie de voir tomber le tyran, héritier de Khomeini, fondateur de la République islamique. Le lecteur, à l'abri, part donc avec lui sur les routes d'Iran, descendant jusqu'à la frontière du Pakistan, montant jusqu'à l'Iran kurde où il n'est pas en sécurité et où il sent une surveillance accrue. Une carte, en début de livre, nous permet de nous repérer facilement, et quelques photos illustrent ce périple.

Paolo Rumiz et François-Henri Désérable se servent aussi du paysage pour nous faire croiser les grands hommes et les poètes. Pour l'un, c'est Hafez, poète et philosophe persan dont il nous livre quelques vers:



"Même si l'abri de ta nuit est peu sûr
et ton but encore lointain
sache qu'il n'existe pas
de chemin sans terme
Ne sois pas triste"


Il fait aussi référence régulièrement au livre de N. Bouvier, et l'on retient cette jolie phrase invitant à profiter de ce qu'on a et du moment présent :
"Les étoiles filantes pleuvaient sur la cour, mais j'avais beau chercher, je ne trouvais rien à souhaiter sinon ce que j'avais."


Une autre façon de profiter de l'instant, c'est de voir les ruines de la Rome antique qui se dressent encore sur le chemin :

"Hodie mihi cras tibi" est il écrit sur le squelette de l'église du Purgatorio ("aujourd'hui à moi, demain à toi").


Chez les deux auteurs, la route est l'écriture :


"Mon chemin est pour
moi une calligraphie.
Chaque pas que je fais
est un point de suture."


Paolo Rumiz grave des "paroles narrabondes". L'Appia est le chemin "le plus rationnel, le plus commode et le plus direct". Il compare cette fabuleuse invention à celles de nos jours, ces routes qui se détériorent en à peine cinquante ans. L'usure d'un monde, pour reprendre le titre de Désérable, c'est celle qui ne met pas en valeur son glorieux passé ou celle qui arrive à un point critique de son histoire.
Par leur traversée, ces deux auteurs sont résolument tournés vers l'avenir.

Céline Maltère


Appia, Flammarion, 2019 - Folio, 2023.
L'usure d'un monde, Gallimard, 4 mai 2023.

Cécile R aime ce message

Revenir en haut
Permission de ce forum:
Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum