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Atar-Gull, Eugène Sue (1831) Empty Atar-Gull, Eugène Sue (1831)

Mer 12 Avr - 19:25
Atar-Gull, Eugène Sue (1831) R1501710

Eugène Sue, Atar-Gull, 1831, Librairie Ollendorff, 1923

Dédié à Fenimore Cooper qui est un des maîtres du roman d'aventures, Atar-Gull est un récit mouvementé. En 1923, il inaugure une collection des éditions Ollendorff, "Le roman de mer et d'outre-mer", sous la direction de Pierre Mille. Aussi en faut-il attendre de multiples péripéties dans un cadre exotique et de nombreux déplacements. Mais Atar-Gull n'est pas que cela.
Construit en six livres et en vingt-huit chapitres, ce roman s'ouvre sur un personnage "court, replet, fortement coloré, un peu chauve, [...] le nez gros et rouge, les lèvres épaisses", le capitaine Benoît, commandant de La Catherine, un bateau négrier. Si M. Benoît fait la traite, il la fait "avec autant de conscience et de probité qu'il est possible d'en mettre dans les affaires". Pour tout dire, il est humain avec les noirs qu'il troque et conduit vers la Jamaïque : "Avant tout l'humanité, dit-il, [...] parce qu'enfin ce sont des hommes comme nous". Il justifie même son petit trafic en disant qu'il soutient ainsi les colonies, "car sans colonies, adieu sucre, adieu café, adieu indigo". Il embarque donc à bord de son navire "trente-deux nègres, dix-neuf négrillonnes et onze négrillons", solidement attachés dans la cale. Parmi ces Namaquois, issus de la Namibie, un homme fort, grand et puissant : Atar-Gull.
Alors que le bateau navigue vers les Antilles, il est arrêté par la Hyène, un navire corsaire que commande Brulart, le type même du méchant. A côté de lui, Milady de Winter est une douce agnelle. Il se venge sur l'humanité du mal que lui a fait sa femme, Marie, une Manon Lescaut qui a tenté de l'assassiner : "Il faut que l'homme paye ce que l'homme m'a fait souffrir, sang pour sang, torture pour torture". Et sa revanche sur le genre humain commence par le bon commandant Benoît envoyé avec son équipage chez les sauvages qui vont le rôtir et le manger, et à qui il refuse la dernière lettre à sa femme et même d'embrasser son portrait avant d'être livré à la gourmandise des cannibales.
Installé dans la cabine du feu commandant Benoît, Brulart devient maître des esclaves en fond de cale et d'autres, récupérés auprès des anthropophages en échange de la chair blanche dont ils vont se délecter. Il inspecte sa cargaison, tombe sur Atar-Gull riant en rêvant, le reprend avec mépris, fait monter deux femmes noires dans sa cabine et enchaîner les enfants qui, jusque-là, couraient librement sur le navire. Atar-Gull se tranche les veines avec les dents. Mais Brulart le fait soigner. Naît une animosité entre les deux hommes, visible chez Brulart, dissimulée chez Atar-Gull, qui fomente en secret une vengeance contre cet homme terrible, "la subtile intelligence du sauvage lui apprenant que, pour arriver à satisfaire cette haine, il fallait se traîner par de longs et obscurs détours". Voilà, le thème principal du roman apparaît : la vengeance. Atar-Gull feint donc la douceur pour cacher cette haine qui réclame le sang de Brulart, dont la cruauté se tourne vers le Grand-Sec, un marin qu'il accuse d'avoir touché deux femmes noires. Pour cela, il le fera écarteler et jeter à la mer dans une cage à poule en compagnie des cadavres des deux femmes. Cet homme mystérieux, la nuit, se drogue à l'opium, qui le fait rêver à une autre vie, plus douce, négatif de sa vie de corsaire impitoyable.
A son réveil, sorti des paradis artificiels, il apprend qu'une frégate, le Cambrian, a pris en chasse la Hyène, commandée par son second Le Borgne, et la Catherine, volée à Benoît. Il s'en débarrasse en faisant exploser la Catherine, vidée d'une partie de ses prisonniers noirs et de son équipage. Le chargement arrive alors à la Jamaïque, aussitôt vendu à Tom Wil.
La capitaine Benoit avait occupé 80 pages avant de sortir du récit, Brulart, qui a pris le relais pour les 40 suivantes, disparaît à son tour. L'histoire se concentre, et jusqu'à la fin, sur le colon Tom Wil, sa plantation, sa famille et ses esclaves. Tom Wil, influencé par les idées négrophiles du Times, est considéré par ses voisins comme faible envers ses noirs. Il remarque vite Atar-Gull qu'il prend à son service personnel. L'esclave, en arrivant à la plantation, a découvert un vieillard pendu parce que cette bouche à nourrir était devenue inutile. Il a reconnu son vieux père, Job, enlevé des mois plus tôt de sa terre natale. La haine sourde pour Brulard trouve en Tom Wil une nouvelle cible. Sa technique sera la même : simuler la douceur et se montrer serviable pour mieux tromper son monde et préparer sa vengeance. On lui fait tellement confiance qu'il est chargé de superviser les préparatifs du mariage de la fille de Tom Wil, Jenny, avec Théodrick. Atar-Gull se rend dans la montagne, auprès des nègres marrons  échappés des plantations alentour et rassemblés en empoisonneurs. Il y récupère de quoi exterminer les troupeaux et les esclaves de Tom Wil. Il le conduira à sa ruine et exterminera sa famille : tel est son projet. De retour de la montagne, il assiste au combat entre un aigle et un serpent qu'il finit par tuer. Théodrick, le fiancé de Jenny, tue l'aigle à son tour et lui vient alors une idée : rapporter le serpent mort dans la chambre de Jenny, qui les craint plus que tout, pour lui jouer un tour et lui faire passer sa phobie. Atar-Gull est dans la confidence, comme Tom Wil et sa femme. Sur le chemin du retour, l'esclave a fait traîner le corps du serpent femelle, certain que le mâle suivrait sa trace. Quand Jenny, seule dans sa chambre, le voit apparaître, elle hurle et veut sortir de sa chambre. Mais ses parents et son fiancé, sûrs qu'elle crie face au serpent mort, lui bloquent la porte en riant. Jenny, mordue, meurt à côté de sa famille hilare, la veille de ses noces...
A partir de là, Tom Wil devient muet, sa femme tombe malade et meurt, Théodrick a disparu - en réalité, il a été pourchassé et poignardé par Atar-Gull. Le poison, répandu par Atar-Gull, a tué bestiaux et esclaves de la plantation. Atar-Gull a même mis le feu aux hangars et aux cases... Tom Wil, qui n'a plus rien, décide de rentrer en Europe avec son esclave dévoué, qu'il décide d'affranchir.
Lors de la traversée, Atar-Gull est admiré de tous : comment un esclave, affranchi, peut-il avoir tant de grandeur d'âme ? Tous se laissent prendre à l'hypocrisie d'Atar-Gull, dont la vengeance n'a pas encore atteint son but. En chemin, péripétie invraisemblable, on trouve Brulart, sur un canot qui prend l'eau. L'infâme a été jeté à la mer par son équipage en révolte. Il est aussitôt garroté, interrogé et pendu. Atar-Gull n'en éprouve aucune émotion, tant il est occupé à venger son père mort.
Installé à Paris dans un immeuble d'une rue pauvre, Tom Wil vit avec son esclave qui lui apporte tous les soins nécessaires. Il fait l'admiration de la concierge - qui l'appelle M. Targu - et du docteur qui vient soigner Tom Wil, de plus en plus dément. Il faut dire qu'Atar-Gull, un soir, a révélé à son maître mutique la haine qu'il lui voue et le malheur qu'il a semé sur son chemin. Il lui souhaite de vivre encore longtemps pour avoir à souffrir d'autant. Mais l'ancien colon se meurt, au grand désespoir d'Atar-Gull qui n'espérait pas une fin si rapide. Héritier du maigre legs de Tom Wil, Bernard-Augustin Atar-Gull - récemment baptisé - reçoit sous la Coupole le prix Montyon de vertu et ses dix mille francs.

Cette histoire de vengeance n'a pas laissé beaucoup de traces dans l'œuvre d'Eugène Sue, davantage réputé pour les Mystères de Paris ou Le Juif errant. Le récit se lit sans mal, avec plaisir même. On ne s'attache à aucun personnage en particulier, car l'action, rapide, emporte tout. Atar-Gull, victime parce que prisonnier des esclavagistes, n'est pas un personnage très intéressant. Hypocrite pour assouvir sa vengeance, il est à ce point dissimulé qu'il ne livre rien d'autre de sa personnalité. Brulart est méchant à souhait, d'une cruauté fascinante. Benoît et Tom Wil, les gentils esclavagistes - mais à aucun moment Eugène Sue n'est dupe de la réalité de l'esclavage - sont des figures un peu grotesques et bouffies.
L'édition de 1923 a ceci d'intéressant qu'elle est publiée la même année qu'un roman de Pierre Benoit, Mademoiselle de la Ferté, autre histoire de vengeance sourde dont Pierre Mille, directeur de collection pour Ollendorff, soupçonne une proximité, qu'il n'ose appeler plagiat, quoique le bandeau de couverture annonce plus franchement la couleur : "M. Pierre Benoit a-t-il plagié Atar-Gull ?". En plus de sa préface à la gloire des colonies, "cette œuvre immense et admirable", il fait précéder Atar-Gull d'un texte qui tente, en vain, de rapprocher le texte de Sue et celui de Pierre Benoit : "Le personnage, dans Mademoiselle de la Ferté est une femme et une Française. Dans Atar-Gull, c'est un homme et un nègre. Mais c'est la seule différence." En réalité, le roman de Pierre Benoit n'a pour seule ressemblance que la thématique de la revanche, et encore ne se déroule-t-elle pas aussi clairement que dans le romande Sue. Pierre Mille, pour lancer sa collection, n'a donc pas craint une publicité racoleuse et mensongère, qui lui permettait un écho facile dans la presse de l'époque, entichée de Pierre Benoit.
Si Atar-Gull et Mademoiselle de la Ferté sont dissemblables, le premier est un roman d'aventures sans psychologie quand le second est un chef d'œuvre du roman réaliste du XXe siècle qui fête en 2023 ses cent ans. SM

Atar-Gull, Eugène Sue (1831) Native10
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